L'art et la manière by Barbara Carlotti

L'art et la manière by Barbara Carlotti

Auteur:Barbara Carlotti [Carlotti, Barbara]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Seuil
Publié: 2022-12-22T08:40:12+00:00


J’ai abandonné le navire.

Et j’ai commencé à flipper. J’étais terrorisée à l’idée d’achever ma vie comme ma voisine de quatre-vingts ans, Germaine, émaciée et trop pâle, qui parlait aux pigeons du square. Sa famille ne venait jamais la voir. Ses seules visites étaient celles d’une garde-malade d’origine africaine, alors que la petite vieille était raciste. Je pensais à Shining, quand Jack Nicholson alias Jack Torrance passe l’entretien d’embauche au grand hôtel Overlook et que le gérant le met en garde contre la folie que peut engendrer l’enfermement, l’hiver. Je voyais la hache maudite suspendue au-dessus de ma tête.

Pour contrer cette terreur, je me suis inscrite sur des applications de rencontre et je couchais avec de jeunes types, de grands adolescents mal dégrossis, avec qui je ne prenais pas la peine d’entrer dans les détails. Je ne posais aucune question. Je leur fonçais dessus, ils me baisaient, tout contents d’avoir trouvé une proie facile, mais au bout d’une semaine ou deux, ils flairaient le coup tordu et fuyaient aussitôt ma fébrilité. J’ai collectionné ce genre d’aventures pendant un an et demi. La hache pointait toujours le bout de sa lame avec son reflet ensanglanté. Je craignais d’agoniser congelée dans un labyrinthe charnel à la poursuite d’ados zombies, comme Nicholson à la fin du film, mort de froid, les yeux dans la poudreuse.

J’ai fini par conclure que je pouvais me passer d’un mec, que j’étais plus indépendante que jamais. Ma nouvelle devise : « Autonome sans homme ». J’avais besoin de solitude pour penser. Je gagnais en assurance, je n’avais plus à me soucier de plaire : être jolie et aimable, faire bonne impression, m’épiler ou me maquiller, faire attention à ce que je dis ou me demander si je suis à la hauteur. Je me suis mise à sillonner la ville de part en part. Marcher, courir, gagner du terrain stabilisaient mon état. Je perdais du poids, je ne buvais plus tous les soirs, je lisais les bandes dessinées de Liv Strömquist. Son humour décapant, son esprit frondeur, sa manière de déconstruire le système patriarcal, ses dessins bruts aux proportions aléatoires, comme un bon coup de pied dans la dictature de la norme, me donnaient des clés pour devenir une femme émancipée.

Peu à peu s’est installée une rassurante routine. Le dimanche, mon jour favori, j’attaquais par un jogging-piscine, suivi d’un déjeuner chez Pitzman. En savourant mes falafels, je regardais le programme des expositions et passais l’après-midi dans un musée. Je rentrais, détendue et nourrie. La semaine pouvait débuter avec sérénité. J’aimais les livres, les films, la musique, les bons petits plats. J’affinais mon goût.

Aimer quelqu’un ? Moi ? Aimer avait perdu le sens humain. Je me pensais en bonne voie. Je commençais à apprécier ma compagnie.



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