Bons Baisers de Fontvieille by Yvan Audouard

Auteur:Yvan Audouard [Audouard, Yvan]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Plon

UN CHEVAL NOMMÉ JULES

Je m’appelle Jules. Je suis cheval. J’ai fait la guerre d’Algérie. J’ai été blessé deux fois. J’ai défilé pour le 14 Juillet. Je suis anglo-arabe d’origine.

J’ai pris ma retraite comme cheval de Camargue. Je viens d’avoir quatorze ans. Je ne ferai pas de vieux os. Je le sais, ça m’est égal. Je n’ai plus goût à rien.

Car, pour un anglo-arabe qui a fait la guerre, devenir cheval de Camargue, sur le tard, c’est dur. Notez bien que je n’ai rien contre mes collègues camarguais et je dois dire qu’ils m’ont réservé le meilleur accueil.

Au début, il n’y avait pas plus cérémonieux que le pur Camargue.-Il se considérait un peu comme un aristocrate dont les origines remontent à très très longtemps. Bien avant les croisades. Il paraît, que dans des grottes préhistoriques, on trouve des chevaux Camargue, dessinés sur les parois. En quelque sorte, c’est leur blason. Et il y a quelques années, ils en étaient très fiers. Je peux même dire qu’ils étaient un peu bêcheurs : Ils se considéraient comme la fine fleur de la race chevaline.

Mais aujourd’hui, ils se sont résignés. Mais alors, complètement ! De vrais Camargue, en Camargue, il y en a bien encore quelques-uns. Mais maintenant, comme on dit en Provence, ils ne se « croient » plus. On leur a fait trop de misères.

Ils ne se posent plus de questions sur la noblesse de leur race.

Ils se sont abandonnés à leur condition comme les petits ânes tristes qui tournent autour du bassin des jardins du Luxembourg.

Tout a commencé il y a une quinzaine d’années.

Je n’étais pas encore né à l’époque, mais on m’a raconté comment les plus anciens chevaux du monde sont devenus des animaux de promenade. Et comment le Far West a été transformé en une manière de Luna-Park pour nordiques fatigués.

Comprenez-moi bien. Je ne suis pas prétentieux et je n’ai pas l’esprit ancien-combattant. Ne croyez pas que je vais vous ennuyer avec mes histoires de régiment. J’ai fait mon devoir, comme tout le monde. Je ne réclame pas des égards spéciaux. Non. Mais j’aurais voulu quand même avoir une fin un peu plus digne.

Je vous le dis tout de suite, les gens qui font la promenade sur notre dos ne sont pas des gens méchants. Ils seraient plutôt braves dans l’ensemble. Seulement, quand ils nous grimpent sur l’échine, c’est la première fois qu’ils posent leurs fesses sur un cheval.

Ils ont le droit. C’est prévu dans la notice publicitaire qu’on leur a distribuée : « N’ayez aucune inquiétude. Pas la peine de savoir monter. Nous avons des bêtes qui avancent toutes seules… » En somme, on a fait de nous des animaux sans danger. Mais sans personnalité. Des quadrupèdes lents et doux qui permettent à des épiciers de Limoges, des pharmaciens de Douarnenez, des horlogers suisses, des limonadiers belges ou des filateurs de Roubaix-Tourcoing de se prendre un moment pour Steve Mac Queen.

Steve Mac Queen, je ne l’ai pas connu. J’ai connu mieux. Je vous le dis sans forfanterie aucune, mais je sors de Saumur.

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