Se taire by Mazarine Pingeot

Se taire by Mazarine Pingeot

Auteur:Mazarine Pingeot [Pingeot, Mazarine]
La langue: fra
Format: epub
Publié: 2019-05-18T07:25:18+00:00


Ses envies foisonnent et se percutent : il faut sortir, se promener, me montrer et surtout, rencontrer ses anciens camarades d’école dans un des trois seuls bars de la ville où l’on peut consommer de l’alcool. Nous allons au Spitfire ou au Cap d’or. Ici, les étudiants et les intellectuels désœuvrés se retrouvent – filles et garçons mélangés pour boire de la bière ou du vin, récolté et produit en Égypte. Les lieux sont enfumés, on y sert des pois chiches et des calamars frits, du houmous, du caviar d’aubergine, du fatouche, et des fèves salées, mais peu y touchent, grisés de pouvoir boire impunément, derrière les vitres teintées.

Je suis seule à finir les assiettes tandis que Fouad et ses amis, Lofti, Farouk, Hassan, discutent dans un mélange d’anglais, de français et d’arabe. Ils reviennent souvent sur la révolution, bien que les bars soient sans doute truffés d’espions à la solde du régime. Je sens chez ses amis de l’admiration et une certaine jalousie à l’endroit de Fouad : il a réussi à partir quand ils sont restés enfermés, l’un veut rejoindre le Québec, mais obtenir un visa est tout simplement impossible, l’autre a décidé de rester parce que son ami – son amant – est en prison, un autre enfin ne peut pas abandonner ses parents, et il n’a ni l’argent ni la possibilité de s’installer ailleurs, et qui lui donnerait des papiers ? Je mesure à quel point il a été difficile pour Fouad de quitter sa ville, son pays, d’obtenir une bourse, des papiers et finalement la nationalité française. C’est une difficulté objective. Mais j’ai plus de mal à évaluer la difficulté subjective. Il parle de son parcours comme de celui du combattant, mais les combattants, souvent, ne mettent pas en avant leur parcours. Je refuse de douter, et dans cet effort se loge plus pernicieusement encore le doute. Mais je n’y prête pas attention.

On le regarde comme une sorte de nabab, un étranger d’origine alexandrine. Il a trahi la cause et en même temps il représente l’espoir. Je comprends peu à peu pourquoi il ne reste jamais longtemps à Alexandrie : accueilli à bras ouverts, il commence à ressentir le rejet au bout de quelques semaines, quelques jours, peut-être. L’ambivalence se déploie dans la durée. Ses amis lui reprochent de ne pas avoir été là pendant les jours de la révolution. Et lui-même se le reproche sans cesse, il les a abandonnés, me confie-t-il parfois, mais surtout il a failli passer à côté de l’histoire. Je soupçonne chez lui une certaine satisfaction à voir que la révolution a avorté : au moins n’a-t-il pas manqué le moment historique qui aurait fait basculer son pays dans la démocratie. De loin, de Paris, avec d’autres amis « exilés » comme lui – c’est l’adjectif qu’il aime employer, même s’il ne correspond à aucune réalité juridique ou administrative –, il a regardé la télé nuit et jour, commenté les événements, avec un recul que seule la distance géographique permet,



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