Les Méditerranéennes by Emmanuel Ruben

Auteur:Emmanuel Ruben [Ruben, Emmanuel]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Littérature Française
Éditeur: Stock
Publié: 2022-08-16T22:00:00+00:00

Le nom de Guelma avait jeté un froid entre Samuel et Djamila. Ils s’étaient perdus de vue pendant des semaines, se retrouvaient parfois sur les bords du canal, se promenaient sur les hauteurs de Belleville, rue de l’Atlas, rue de Tlemcen, rue des Couronnes, rue de Pali-Kao, poussaient l’aventure au-delà des Buttes-Chaumont, vers la rue du Jourdain et la rue de Mouzaïa, tentant de retrouver ensemble quelques bribes de l’Algérie perdue dans ce Paris perché qui tient du bal populaire et de la tour de Babel : le sourire d’un marchand d’épices ; le goût de soleil d’une crêpe mille trous bourrée de beurre et de miel ; le grain friable et sucré d’un makroud ou d’un bradj ; le crissement d’une feuille de brick qui cède sous les dents de la fourchette. Ils descendaient la rue de Sambre-et-Meuse pour commander un couscous chez Les quatre frères et humer le parfum des rognons grillant sur leurs braises. Tous les hommes s’inclinaient devant Djamila comme devant une reine ou une princesse, ils s’adressaient à elle dans un arabe obséquieux mais, dès qu’elle avait le dos tourné, leurs regards gluants dégoulinaient le long de ses reins et venaient rebondir sur sa croupe africaine.

Et, pendant que Samuel et Djamila s’approchaient du comptoir pour régler l’addition, il y avait toujours un coup d’œil qui descendait vers les seins qu’elle portait pourtant haut perchés sous son col roulé – à travers le tissu blanc et la dentelle du soutien-gorge, on devinait le renflement noir des tétons, Samuel sentait que ça les rendait fous, il lui disait tu leur fais de l’effet, Djamila lui racontait la galère lorsqu’elle retournait au bled, l’impression d’être un morceau de bidoche tournant sur sa broche malgré le voile et les fringues qui dissimulaient ses courbes, mais ses grands yeux noirs suffisaient à les exciter, et elle se sentait toujours nue et démunie sous leurs regards concupiscents.

En octobre 2016, Samuel était parti pour Jérusalem, où il avait obtenu un détachement d’un an au lycée français. Deux ans et demi s’étaient écoulés sans qu’ils se donnent de nouvelles. Jusqu’à ce jour de mars 2019 où Djamila lui écrivit qu’elle était retournée au bled faire la révolution : il fallait empêcher Bouteflika de briguer un cinquième mandat ; tous les vendredis, le peuple algérien se retrouvait dans la rue pour manifester sa colère, gueuler يتنحاو ڨاع (Yetnehaw Gaâ ! – qu’ils s’en aillent tous !) et chanter La Casa del Mouradia, l’hymne d’un club de foot algérois devenu celui de la rébellion :

C’est l’aube et le sommeil ne vient toujours pas

Je consomme à petites doses

Qui en est la cause et qui dois-je blâmer ?

On en a marre de cette vie-là…

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