Vulgarité et Modernité by Bertrand Buffon

Vulgarité et Modernité by Bertrand Buffon

Auteur:Bertrand Buffon [Buffon, Bertrand]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Société, Education, Analyse
Éditeur: Gallimard
Publié: 2019-05-16T23:00:00+00:00


L’idéal n’aime guère la réalité. Ses aspirations esthétiques sont rarement assouvies à son contact. Sa nature même l’oppose à elle, comme le léger s’oppose au lourd et l’infini au fini : il relève de l’esprit, vit dans l’esprit, y déploie ses aspirations sans résistance. Au contraire, la réalité est pesante, rétive, indocile : elle l’embarrasse. Vue de l’idéal, la vie même, dans sa quotidienneté, sa trivialité, ses limites de toutes sortes, semble vulgaire. Rien de ce qui est n’apparaît à sa hauteur. Il en résulte des comportements absurdes, tel celui que Stendhal découvre dans un roman anglais : « Comme demander un verre d’eau quand on a soif est vulgaire, les héroïnes de miss Burney ne manquent pas de se laisser mourir de soif46. » Le jugement s’égare. Flaubert lui-même aspire à ne vivre que dans l’art au motif, écrit Brunetière, que « l’homme est fait pour l’art, et non pas l’art pour l’homme ; il n’y a donc dans la vie que l’art, et rien autre chose que l’art ne nous importe ; le reste, tout le reste, n’est que sottise et vulgarité ». Une conception que le critique trouve être « très étroite, et tout à fait inintelligente47 ». Elle n’en est pas moins répandue alors : on oppose la réalité, toute vulgaire, à la perfection idéale, qui n’est pas de ce monde ou se voit réservée à une toute petite élite.

Démesurément étendu, le grief de vulgarité est également sujet à l’arbitraire. En effet, l’idéal moral, ignorant la vie pratique ou s’aveuglant sur elle, n’offre en lui-même aucun critère précis d’appréciation morale des actions. De surcroît, en s’esthétisant, il invite l’individu à juger selon sa sensibilité, sa subjectivité, son goût, et non pas selon la raison. Mallarmé peut ainsi affirmer : les bourgeois « sont hideux, et il est évident qu’ils n’ont pas d’âme48 »...

À cet arbitraire s’ajoute parfois l’inconvenance. En s’esthétisant, on l’a vu, le jugement devient moins regardant sur le mal pour autant que les apparences soient belles. Mais il ne se contente pas toujours de fermer les yeux devant lui, il lui arrive de l’excuser. Madame de Staël critique la morale bourgeoise, qui met son empreinte partout. « Si l’on ne fait de la morale qu’un calcul de prudence et de sagesse, une économie de ménage, il y a presque de l’énergie à n’en pas vouloir49 », relève-t-elle. Mais elle n’en plaide pas moins pour la moralité, pour une morale authentique et exigeante. En revanche, d’autres auteurs, confondant cette morale bourgeoise avec toute morale, en viennent à justifier l’immoralité. Ils se fondent pour cela, sans toujours le savoir, sur la conception nouvelle de l’être humain – nécessité naturelle et libre volonté : ils louent la geste amorale, voire immorale du génie, guidée par une force irrésistible. Les romantiques érigent la passion en principe souverain de l’action humaine et la mettent « au-dessus des lois qui règlent la vie normale et vulgaire50 ». Baudelaire va jusqu’à absoudre le criminel pour peu que son geste ait obéi



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