Vivre sans ? by Frédéric Lordon

Vivre sans ? by Frédéric Lordon

Auteur:Frédéric Lordon [Lordon, Frédéric]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Philosophie, Politique, Capitalisme, Gouvernance, Économie
Éditeur: La fabrique éditions
Publié: 2019-10-03T22:00:00+00:00


4. Une autre chose à quoi nous ouvre également le « tribunal populaire », c’est la question morphologique, la question de la variété des formes que peuvent prendre les ensembles politiques. Car la surveillance immanente de tous par tous exprime une morphologie très particulière : la morphologie communautaire à proprement parler. En réalité, on pourrait presque définir l’une par l’autre : la forme peut être dite communautaire quand l’essentiel de la régulation sociale passe par le regard de tous. Il reste à savoir si tout le monde se voit vivre sous une forme politique de ce type. Il faudrait demander aux personnes qui habitent en milieu rural ce qu’il en coûte psychiquement de vivre dans la connaissance de tous par tous et le regard de tous sur tous, et symétriquement les effets de soulagement que peuvent faire naître les échappées dans la ville, la morphologie politique opposée à celle de la communauté, soulagement de l’anonymat, de la levée des scrutations pesantes – mais bien sûr au risque, pour ceux qui y résident, des peines symétriques de la solitude, de l’abandon… et des institutions formelles, qui ont ici la main bien plus lourde qu’à la campagne, parce que les rapports qu’elles imposent sont d’une parfaite impersonnalité, mitigée par aucun effet d’interconnaissance des individus. Le gendarme du village est connu de tous et, partant, lui aussi, dans une certaine mesure, sous le regard de tous, c’est donc une relation passablement hybridée qui peut s’établir avec lui, là où le baqueux est une machine institutionnelle à cogner dépersonnalisée, et d’autant plus qu’on lui a expliqué que ceux sur qui il a à cogner (les jeunes des quartiers) sont à peine humanisés (je pense ici au livre de Didier Fassin et à son impressionnante ethnographie de la BAC78), qu’il n’y par conséquent aucune relation à nouer avec eux. Mais inversement je pourrais très bien entendre qu’on me rappelle, évidemment dans d’autres contextes, les vertus de l’impersonnalité dans les rapports institutionnels, notamment en matière d’égalité de traitement. Si l’employé de la mairie du village t’a dans le nez, parce que vous vous connaissez et que votre relation personnelle s’est mise de travers, tes petites affaires administratives vont s’en ressentir. La dépersonnalisation bureaucratique qui, par construction, met à part ce genre de perturbation, n’a donc pas que des inconvénients (si l’on sait très bien qu’un fonctionnaire à matricule peut t’avoir dans le nez pour des raisons pires que d’interconnaissance : de faciès). Je pose tout ça dans un parfait vrac pour indiquer simplement combien ces questions de morphologie politique sont complexes, en tout cas impropres aux jugements trop expéditifs – pour ne pas même parler des rapports intimes de la forme « ville » et de la division du travail capitaliste.



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