Un monstre et un chaos by Haddad Hubert

Un monstre et un chaos by Haddad Hubert

Auteur:Haddad,Hubert
La langue: fra
Format: epub
Tags: Littérature française
Éditeur: Zulma
Publié: 2019-08-22T00:00:00+00:00


24.

Même un moribond rêve dès qu’il s’assoupit, conjectura Adam Poznansky en observant des coulisses les faces émaciées du public impatient qui guettait le moindre frémissement des rideaux délavés du théâtre Fantazyor, le dernier à être subventionné par le doyen du Conseil juif. Intronisé directeur, Poznansky avait parfaitement conscience d’œuvrer au profit d’un mégalomane inculte qui souhaitait distraire son bon peuple dans l’antichambre du néant. Il y avait heureusement d’autres scènes de spectacle au ghetto – mainte salle de concert pour musique de chambre, des amphithéâtres où de doctes conférenciers subjuguaient les étudiants faméliques, de petits théâtres de divertissement, d’autres encore où jouer Molière, Goethe ou Calderón –, la plupart camouflées comme ces synagogues des cours et des greniers où trônent des torahs de papier chiffon calligraphiées par les étudiants des yeshivot. De vieux acteurs resurgis des caveaux de la retraite y interprétaient avec une fébrilité retrouvée le répertoire yiddish. Des klezmorim au crescendo de leur allégresse offraient gratuitement des récitals tandis que d’austères instrumentistes formés au conservatoire de Lodz semblaient jouer à quitte ou double, comme s’ils pouvaient en mourir, la perfection divine des plus beaux quatuors.

Au théâtre Fantazyor, Poznansky défendait indifféremment la farce pathétique ou le drame espiègle, s’arrogeant volontiers plusieurs rôles au gré des distributions. Outre ses prestations de ganache burlesque, la troupe permanente se limitait à la trop belle Rébecca, fille d’un orfèvre abattu aux premiers jours de l’invasion, si foncièrement novice qu’elle interprétait avec un saisissant naturel les vierges sauves ou bafouées ; d’un nain à tout faire débordant d’allégresse, comme jailli du chapeau du Baal Shem Tov et qui s’écriait à bonne école : « Hélas ! Le monde est tout entier plein de mystères grandioses, de lumières formidables, que l’homme se cache à lui-même avec sa petite main. » Sans oublier le père Bolmuche, authentique acteur shakespearien pour le coup, mais rendu fou au sortir d’un pogrom à Lublin où toute sa troupe fut brûlée vive sous un chapiteau de planches et de toiles, de sorte qu’il n’était plus utile à grand-chose, sinon à épouvanter son public lorsque le chaos s’emparait de lui. Quant aux figurants, il y avait affluence ; pour eux le théâtre était une sorte d’annexe de la soupe populaire : on les gratifiait d’une louche pleine après le baisser du rideau. Les participations occasionnelles, dans l’attribution des rôles ou l’accompagnement musical, n’étaient pas rares, en particulier lors de la visite du roi Chaïm qui n’aimait rien tant que les jolis séraphins sur fond de chœurs célestes. Adam Poznansky recevait de lui des liasses de rumkis, cette monnaie de singe à l’effigie du tyran imprimée intra-muros, qui lui permettaient au moins de chauffer la scène. Avec injonction de n’en rien dire à la concurrence. « Vous n’avez qu’une oreille et moi qu’une parole », lui lança un jour de relâche son bailleur incapable de taire un bon mot ; ajoutant en coulisse qu’il comptait sur sa discrétion de demi-sourd. Poznansky le méprisait avec déférence. La bêtise impérieuse faisait en sa personne le lit de l’inhumanité.



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