Un arrière-goût de rouille by Philipp Meyer

Auteur:Philipp Meyer [Meyer, Philipp]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: DeNoël
Publié: 2009-08-12T22:00:00+00:00

9

Isaac

Réveillé par la pâle lumière de l’aube, il ouvrit aussitôt les yeux et se crut, l’espace d’un instant, de retour dans son lit. Non. Il était dans son sac de couchage à l’orée d’une pelouse. Il tourna la tête : pelouse au loin encore, à perte de vue – le fairway d’un terrain de golf. Lit moelleux, tendre à son corps meurtri. De son souffle, il testa la température, observa la vapeur qui s’élevait dans les airs. Froid, silence total, dernier homme en vie sur terre peut-être. Avant j’aimais bien me lever tôt comme ça. Rendors-toi.

Il referma les yeux et attendit que le ciel fût suffisamment clair pour réveiller les oiseaux : un piaillement isolé, puis tout un chœur de gazouillis, roucoulements et autres prat prat prat, trrriii trrriii trrriiii, tiululu tiululu tiululu. Il y eut un battement d’ailes juste au-dessus de son visage, éclair de blanc et de gris : un passereau. Mangeur d’abeilles. Il cala ses bras derrière sa tête et resta un moment encore à écouter les oiseaux s’interpeller, à regarder le ciel changer de couleur à mesure que se levait le soleil.

Quand il se redressa d’un coup, la douleur se rappela brutalement à lui – déchirement dans la cage thoracique. Est-ce que je me suis encore fait taper, hier ? Non. Les restes de dimanche. Les blessures aux organes internes, ça vous donne la nausée. Mieux vaut encore se casser le bras. Enfin ça dépend. Fracture nette des côtes vaut mieux que sale fracture du bras. Le pire, c’est la jambe – immobilisé – le piège. En plus on perd un quart de litre de sang par fémur. C’est pour ça qu’on vous les casse sur la croix – par charité.

Il mit longtemps à rassembler ses affaires, le moindre mouvement lui faisait mal. Pire qu’hier, se dit-il. Le surlendemain d’une raclée est pire que le lendemain. Le corps dit pas vraiment à quel point on est blessé avant qu’on soit hors de danger – il attend qu’on puisse encaisser la nouvelle. Histoire de ménager le moral.

Pour finir il se tint un moment debout, tête baissée, à sentir le soleil sur lui, la lumière des rayons braquée directement sur son cerveau, effet revigorant, glande pinéale. Soudaine sensation de danger – ils peuvent tous te voir. Voir que tu es blessé. Dors le jour, bouge la nuit. La recette n’est pas neuve mais elle a fait ses preuves – c’est bien pour ça que les animaux voient dans le noir. De nuit les yeux reflètent la lumière, mais l’absorbent aussi. Médite un peu ça, Watson.

Il chargea son sac sur ses épaules et s’enfonça dans la forêt, suivant le drain dans les cailloux de la pente, les jambes plus douloureuses que la veille. Il marchait voûté, à petits pas, comme sous le poids d’un énorme fardeau. Il aurait bien voulu alléger son sac, mais il n’y avait rien dont il pût se passer. Des fleurs étonnantes, très colorées, bordaient le ruisseau, sauf que le simple fait d’avancer, si lentement que ce soit, lui prenait toute son énergie : il passa sans les regarder.

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