Tu n'habiteras jamais Paris by Omar Benlaala

Tu n'habiteras jamais Paris by Omar Benlaala

Auteur:Omar Benlaala [Benlaala, Omar]
La langue: fra
Format: epub
Tags: littérature française
ISBN: 9782081446267
Éditeur: Flammarion
Publié: 2018-09-17T22:00:00+00:00


14

Passages

Enfin, j’habite Paris ! Mademoiselle Rose m’entraîne vers une soupente où elle jette mon ballot sur une planche, avant de m’indiquer ma couche. Mes effets personnels ainsi expédiés, je suis présenté aux hommes de la chambrée, tous originaires de Bourganeuf et de ses environs. Douze, moi compris, pour six lits ; le ratio paraît correct.

Que faire dans ce réduit sans fenêtre pour supporter les relents que charrie l’unique trône du royaume, convoité par soixante prétendants, sinon dormir et causer ? On commente le prix du pain, qui ne cesse d’augmenter. On parle du pays, qu’on aime chaque jour un peu plus fort, bien qu’il nous pousse sur les routes de France. Bien sûr, le chantier nourrit les conversations – certains entrepreneurs voient leur réputation dégringoler, quand d’autres font fortune. Les soiffards subissent les foudres des épargnants, qui semblent se repaître par procuration des récits de débauche. J’observe tout de loin, sans trop juger ceux qui cherchent du réconfort dans la bouteille. L’un de ces pauvres diables, jamais avares d’une partie de bouillotte, me fait même grande impression par l’esprit que manifestent ses silences, et la discrétion dont il fait preuve à chaque réapparition.

Sur la place de Grève, où s’organise la louée des maçons, Parisiens et nouveaux arrivants en viennent régulièrement aux mains ; il s’agit de ne pas trop traîner. Un compagnon m’aide à acheter une panoplie – hotte, pelle, calotte assortie à ma blouse et mon pantalon de fatigue. Son pas rapide et cadencé zigzague entre les piétons, regroupés par corps de métier, et les véhicules qui encombrent la chaussée. Comment, sans perdre la face, lui confesser la terreur que m’inspire le trafic ? De partout, on s’active. La ville est souveraine et exige une humilité constante. Au premier arrêt – un passage où une planche tient lieu de pont –, mon regard bute sur un chiffonnier piquant de son crochet lambeaux et bagatelles. Il est flanqué d’un chien et d’un enfant – le trieur, chargé de classer la pêche miraculeuse – pas plus haut que sa hotte. Mon guide, surnommé Neuf heures, me force à accélérer, dégoûté à l’idée de frôler cet « écorcheur de chevaux » dont la ville se méfie comme de l’ordure. Je prends bien garde d’avouer que je suis moi-même d’une lignée de chiffonniers.

Nous nous arrêtons de nouveau, cette fois près d’une fontaine publique, théâtre de l’affrontement entre un vieux coltineur et deux ménagères lasses d’attendre leur tour. Un petit porteur d’eau observe la scène, désabusé. Nos regards et nos sourires se croisent. Lui aussi semble loin de son pays – j’apprendrai plus tard que les porteurs d’eau viennent principalement d’Auvergne, les ramoneurs de Savoie, les maquignons du Perche, les cochers de Normandie. Je n’imagine pas, alors, que la présence de ma corporation annonce la mort de son industrie : les interminables canalisations que nous, Limousins, contribuons à promouvoir l’emporteront en effet. Nous sommes le bras armé de la campagne du baron Haussmann, Paris embellie, Paris agrandie, Paris assainie. Le tricorne d’un sergent de ville entre dans le cadre.



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