Trois ans by Anton Pavlovitch Tchekhov

Auteur:Anton Pavlovitch Tchekhov [Tchekhov, Anton Pavlovitch]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Nouvelles
Éditeur: Ebooks libres et gratuits
Publié: 2015-09-23T21:18:10+00:00

L’ALBUM

Le conseiller honoraire Krâtérov, maigre et mince comme la flèche de l’Amirauté, s’avança, et, s’adressant à Jmykov, lui dit :

– Votre Excellence ! stimulés et émus de toute notre âme, au cours de votre longue direction, par vos soins paternels…

– « Au cours de plus de dix années », lui souffla Zakoussine.

– … au cours de dix années, nous, vos subordonnés, en ce jour pour nous solennel !… hm… nous offrons à Votre Excellence, comme marque de notre respect et de notre profonde reconnaissance, cet album, contenant nos portraits, et nous souhaitons qu’au cours de votre vie mémorable, vous ne nous priviez pas de longtemps, longtemps, jusqu’à la mort…

– De vos soins paternels, dans la voie de la vérité et du progrès… ajouta Zakoussine, essuyant la sueur qui venait tout à coup de perler à son front. (Il avait manifestement une grande envie de parler et avait selon toute vraisemblance préparé un discours.) Et, que se déploie encore longtemps, longtemps, – termina-t-il, – votre étendard sur le champ du génie, du travail et de la conscience sociale !

Sur la joue gauche et ridée de Jmykov une larme glissa.

– Messieurs, dit-il d’une voix tremblante, je ne m’attendais pas… je ne pensais jamais… que vous fêteriez mon humble jubilé… Je suis touché… même… très touché… Je n’oublierai pas jusqu’à la mort cette minute… et croyez… croyez, mes amis… que personne ne vous souhaite autant de bien que moi… Et s’il y eut parfois quelques difficultés entre nous, c’était pour votre bien…

Jmykov, conseiller d’État actuel, embrassa le conseiller honoraire Krâtérov qui ne s’attendait pas à un pareil honneur, et pâlit de joie. Puis le chef fit le geste que l’émotion l’empêchait de parler et se mit à pleurer comme si, au lieu de lui faire don d’un album précieux, on le lui eût enlevé…

Ensuite s’étant un peu calmé, ayant prononcé quelques paroles bien senties, et tendu la main à tous, il descendit l’escalier, accompagné de clameurs joyeuses, se mit en voiture, et partit, suivi de bénédictions.

Assis dans sa voiture, Krâtérov sentit tout à coup un afflux, jusqu’alors inconnu, de sentiments joyeux et se remit à pleurer.

Chez lui, de nouvelles joies l’attendaient. Sa famille, ses amis, ses connaissances lui firent une telle ovation qu’il lui sembla qu’il avait effectivement rendu de grands services à sa patrie, et que, s’il ne fût pas venu au monde, cette patrie s’en fût vraiment fort mal trouvée. Le dîner de jubilé se passa tout entier en toasts, en allocutions, en étreintes et en larmes. Bref, Jmykov ne s’attendait pas du tout à ce que ses services fussent reconnus avec tant de cœur.

– Messieurs, dit-il au dessert, je viens d’être récompensé, il y a deux heures, de tous les désagréments qu’endure dans ses fonctions un homme qui sert, si je puis dire, le devoir, et non la forme ou la lettre. Tout le temps de mon service, je me suis fermement tenu au principe que le public n’est pas fait pour nous, mais nous pour le public. Et aujourd’hui, j’en reçois la haute récompense ! Mes subordonnés m’ont offert un album.

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