Tocqueville ou Marx by Nestor Capdevila

Tocqueville ou Marx by Nestor Capdevila

Auteur:Nestor Capdevila
La langue: fra
Format: epub
Tags: Sciences humaines et sociales
Éditeur: Presses Universitaires de France
Publié: 2015-09-16T16:00:00+00:00


Égalité, liberté et individualité

Quel sens aurait pu avoir la « voix du travailleur » pour Tocqueville ? Une semblable critique de la condition du prolétaire n’aurait pas été déplacée dans le chapitre sur l’aristocratie industrielle. Mais il ne contient rien d’équivalent. Cette voix est nécessaire pour la science « révolutionnaire » (MP, 134) qui veut aider les travailleurs à se libérer eux-mêmes. Mais pourquoi la « science politique nouvelle », qui souhaite que les classes éclairées contrôlent la démocratie, donnerait-elle la parole aux travailleurs en grève ? L’opposition politique de Tocqueville ne fait aucun doute. Pouvait-il alors l’utiliser pour illustrer les « instincts sauvages » de la démocratie ? L’insurrection de juin 1848 est la conséquence de la combinaison de passions « envieuses », « cupides », « aveugles » et « grossières » [96]  et des théories socialistes qui ont fait croire aux masses que les riches les volent (S, II, 9, 842). Or l’accusation de vol portée par le travailleur ne signifie pas, ou pas principalement, que le capitaliste s’est enrichi en le pillant, mais que sa richesse lui donne le pouvoir de disposer abusivement de sa force de travail. Le travailleur demande juste à ne pas être opprimé. Selon Tocqueville, les désordres révolutionnaires s’expliquent par une méconnaissance de l’économie (L, 621). Mais le travailleur ne se place pas vraiment sur ce terrain. Il ne veut pas prendre les biens du riche ; il ne revendique même pas l’égalité ; il veut seulement qu’on le laisse jouir « normalement » de son bien, de sa vie, c’est-à-dire disposer de lui-même [97] . Comme la revendication de ne pas être opprimé concerne la liberté, elle ne s’accorde pas avec la représentation que Tocqueville donne de ses adversaires obsédés par l’égalité. Dans ces conditions, que peut-il objecter ? Il déclare souvent que la liberté est pour lui le bien plus grand et que la « nature du maître [lui] importe bien moins que l’obéissance » [98] . Si, après avoir été ruiné par une crise économique [99] , il avait été contraint de vendre sa force de travail et de se soumettre au despotisme du capital, on peut donc penser qu’il aurait fait sienne la voix du travailleur [100] .

La valorisation de cet argument par Marx peut surprendre. Un marxiste égalitaire qui ignore Tocqueville, comme G. A. Cohen, pense que Marx est un penseur égalitaire et qu’il faut continuer à lutter pour l’égalité. Un anti-marxiste anti-tocquevillien et égalitaire, comme Castoriadis, partage au fond ce jugement [101] . Un anti-marxiste non égalitaire (ou non égalitariste) et tocquevillien, comme Furet, accepte le jugement théorique sur Marx, mais conteste le projet politique. La supériorité de Tocqueville serait précisément d’avoir compris que la recherche d’une égalité réelle au-delà de l’abstraction de l’égalité démocratique est une illusion constitutive de la démocratie [102] . La voix du travailleur, pourraient-ils objecter ensemble, n’est ni marxienne ni marxiste. Le propre de Marx est la nécessité de dépasser l’intention « réformiste ». Face à la tendance totalitaire du capital, dit-il en substance, demander seulement de ne pas être opprimé, c’est déjà tout vouloir [103] .



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