Suite pour Eveline sweet Evelin by Sternberg Jacques & Jacques Sternberg

Auteur:Sternberg Jacques & Jacques Sternberg [Jacques, Sternberg & Sternberg, Jacques]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Albin Michel
Publié: 2021-07-20T00:00:00+00:00

Et pourtant, d’une certaine façon, Evelin tient à moi. Les aveux qu’elle vient si calmement de murmurer, elle n’a pas dû se les arracher souvent, elle qui parle si rarement de ce qu’elle peut ressentir ou non. Dans le sillage de ces mots, sans trop y croire, comme parfois on drague un carré d’océan pour retrouver un noyé depuis longtemps emporté par les courants, je demande à Evelin :

— Pourquoi repartir à Vienne ? Ne repars pas.

Mais les sentiments d’Evelin ne semblent pas branchés sur ses décisions puisqu’elle me répond, à peine résignée :

— Si, je repartirai. Je dois revenir là-bas.

— Qu’est-ce que je vais devenir ? je demande.

— Tu vas devenir un monsieur qui va demander poliment et fermement la carte au garçon qui a l’air de prendre cette feuille très au sérieux parce que si tu fais la bonne commande d’un dîner à la fois savoureux et bien épicé, bien arrosé d’un bon vin, la belle jeune femme que tu as invitée à dîner sera tout émoustillée par le repas, tout impressionnée par tes bonnes manières et au dessert elle entrera sans doute dans ton lit où tu pourras lui prouver que tu es encore mieux éduqué entre deux draps qu’entre deux plats. Tu vois combien la lecture de ce menu est importante.

Et je demande donc la carte au garçon sur un ton qui oscille entre l’humilité et l’arrogance, ce qui fait rire Evelin de toutes ses dents si brillantes.

— Ah ! remarque-t-elle. On sent déjà que tu n’as pas la manière. Qu’est-ce que ce sera au lit !

Et la carte que nous recevons en échange va me prouver qu’en revanche Evelin connaît la manière de se rendre insupportable sans jamais tomber dans l’insolence, demeurant au contraire dans le naturel avec une parfaite décontraction.

— Que de plats ! s’exclame-t-elle. Comment peuvent-ils avoir le temps d’en cuisiner autant ou même d’en recopier autant sur le papier ? Ça doit leur prendre toute une semaine…

Déjà un maître d’hôtel, de rang ou de platée, s’est campé devant nous, le carnet ancré bien stable dans la graisse de son ventre, le stylo avide de happer au vol le plus de plats possible, l’œil glacé, la bouche déjà tordue en un sourire aigre-mou de courtoisie.

— Vous avez fait votre choix ? demande-t-il de ce ton mi-fiel mi-miel qui signifie si bien qu’il n’a pas de temps à perdre et que notre table est déjà réservée d’ici une demi-heure.

Il ne sait pas encore que, du temps, il va devoir en perdre et que la commande d’Evelin risque de demeurer un des pires souvenirs de sa longue carrière de ramasse-miettes.

— Il faut d’abord, entame Evelin, que j’en sorte avec cette carte, toutes ces entrées, ces sorties. On peut vraiment avoir tous ces plats ? Mais qui peut bien avoir assez de faim pour tout ça ?

L’absurde de cette question fait oublier au préposé gastronomique l’absurde de la grasse consommation dont il n’a jamais pris conscience, et cela lui fait lever imperceptiblement un sourcil. Il va

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