Soufrières by Daniel Maximin

Auteur:Daniel Maximin
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Seuil
Publié: 2013-12-31T16:00:00+00:00

6 heures. Je ne suis pas descendue en ville depuis près de trois mille ans, et il m’est toujours impossible de traverser une rue sans déchaîner la vigilance des tocsins. Mais je ne serai jamais prisonnière de leurs plans de survie, et j’arriverai tout à l’heure d’un seul coup, mais en cendres douces sur Basse-Terre, avant qu’elle ne s’échappe en pantoufles de sept lieues et qu’elle ne baisse trop vite ses rideaux de fer contre mes nuées. Pour l’heure, tout dort encore, sauf Inès qui meuble son insomnie en cousant, la fenêtre de sa chambre grande ouverte dans ma direction. Les lectures d’oubli des fortes secousses de cette nuit traînent au pied du lit, à côté d’une bouteille vidée. Son corps de grosse montagne ne supporte pas d’être embarqué sur une île-pirogue au tangage régulier des trémors surgis depuis trois mois ; et, dans un coin de la chambre, une petite valise patiente, déjà toute prête pour l’évacuation : riz et pois rouges, whisky, saucissons et quelques livres. Je ne quitte pas le navire, c’est le navire qui me quitte, a-t-elle expliqué à Antoine. Pour dire qu’elle ne craint pas tant la mort que la souffrance, pas tant la disparition que les blessures. Elle qui a patiemment gagné en épaisseur tranquille ce qu’elle perdait en désir d’envol, donnant à l’oiseau de son cœur plus d’espace que d’ailes, elle ne sait plus aujourd’hui être sensible qu’à ce qui l’agace comme ces secousses imprévisibles qui ne troublent que sa paix, ou qu’à ce qui l’amuse et la distrait un peu de sa passion des livres, comme le spectacle de la passion de ses élèves pour la pièce qu’ils vont jouer très bientôt. Ses élèves partagés en deux clans, les partisans d’Ogoun, le dieu des hommes en lutte contre les éléments, et ceux d’Eshu, le rusé médiateur, protecteur des éléments contre la furie des hommes ; les dieux noirs qui ont tant besoin pour maîtriser les hommes que les hommes s’occupent d’eux ; et qui rivalisent de discours, de masques et de postures pour gagner à leur cause le peuple des fourmis et la faveur de la femme-volcan.

Sitôt levée, Inès chante déjà un vieux boléro avant même le premier café et le premier cigare. A cette heure, rien ne manque à sa solitude, même pas sa voix. Elle s’occupe des finitions des costumes pour la répétition générale de ce matin, à quelques jours du festival : un liseré de fil rouge et de fil noir en collier pour les tuniques blanches des serviteurs d’Eshu, et un tout en fil bleu pour ceux d’Ogoun. Les dieux ivres ne sont pas fous : ils ont donné aux hommes la science et la politique, pour leur laisser croire qu’ils mériteraient le savoir et le pouvoir, mais comme on offre l’ombre de la proie. Et les bibles interdisent de prédire l’avenir sous peine de mort afin de laisser croire que la mort n’est pas à venir… Alors, Inès, de ta fenêtre déjà ouverte à mes premiers invisibles

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