Sonate cartésienne by Gass William H

Sonate cartésienne by Gass William H

Auteur:Gass, William H. [Gass, William H.]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Hérétiques
Publié: 2002-12-31T16:00:00+00:00


EMMA S’INTRODUIT

DANS UNE PHRASE

D’ELIZABETH BISHOP

Lentement tombe la cendre

Emma avait peur d’Elizabeth Bishop. Emma s’imaginait Elizabeth Bishop étendue nue à côté d’une Marianne Moore nue, le bout de leur nez et les bouts de leurs seins se touchant ; et Emma s’imaginait que chaque sentiment jamais ressenti par les deux poètes au cours de leurs vies frugales et fougueuses était présent, là, dans ces deux tétons, juste à l’endroit où se baisaient ces tétons. Emma, quant à elle, était d’une maigreur éthérée, et sa peau translucide lui avait valu des compliments. On distinguait ses os, pareils à des ombres d’arbres, des ombres dépourvues de feuilles.

Peut-être Emma aurait-elle dû avoir peur de miss Moore plutôt que de miss Bishop, vu qu’elle se sentait menacée par la ressemblance – miroirs, métaphores, nuages, jumelles – et que miss Moore, comme elle, était une vieille fille aux cuisses serrées ; qu’elle portait en halo les cordes de sa chevelure, ces chaussures basses en cuir verni, fermées d’une unique bride, auxquelles allait la préférence d’Emma, ainsi qu’un chapeau tout aussi de guingois que celui d’un capitaine anglais, mais pas lorsqu’elle était chez elle, à la différence d’Emma ; qu’elle écrivait aussi des similitudes qu’Emma admirait beaucoup mais ne pouvait en conscience approuver : que les enchantements de l’esprit ressemblaient à Gieseking interprétant Scarlatti… quelle snob, cette miss Moore ; que les sons d’une guitare vivement grattée évoquaient – à dire vrai – Palestrina inscrivant une triple rangée de graines sur la partition d’une banane coupée en longueur… image aussi précieuse qu’un œuf en céramique. Enfin bon, Gieseking était à son meilleur lorsqu’il interprétait Mozart sans agir sur la pédale. Les oreilles d’Emma n’étaient donc pas que cire, en dépit de ce que lui avait dit son père.

Lorsque vous demeuriez assise dans l’ombre d’une fenêtre et laissiez votre esprit-qui-n’était-pas-miss-Moore tourner comme tourne lentement la cuiller dans votre deuxième café, des pensées descendaient le courant sous vos yeux, emportées comme l’étaient les péniches de miss Bishop, et elles passaient lentement, afin que l’on pût en inspecter le chargement, comme quand père lui avait hurlé « oreilles de cire ! » d’une bouche aussi bruyante qu’un bruyant moteur, rugissant sous l’effet du régime. Tu n’as fait que monter en graine, lui disait-il. Pourquoi tu t’es pas fait pousser des seins ? Tu t’es bien fait pousser un nez, et puis ce long menton maigre en gouge. Pourquoi pas une grosse paire de lolos ?

Emma se grattait le cuir chevelu à en saigner et des pellicules atterrissaient dans l’évier ou encrassaient son peigne ; les dartres des chats lui causaient des crises d’asthme ; Elizabeth Bishop était la plupart du temps à bout de souffle ; elle câlinait les chats et les enfants des autres ; depuis l’enfance, les événements la faisaient si souvent suffoquer qu’elle regagnait bientôt son lit ; voilà où menait la ressemblance, tel le sentier qui conduit dans les bois où vivait la sorcière.

Peut-être Emma craignait-elle Elizabeth Bishop parce qu’elle avait aussi Bishop pour nom de vieille fille.



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