Situations by Jean-Paul Sartre

Situations by Jean-Paul Sartre

Auteur:Jean-Paul Sartre
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Editions Gallimard
Publié: 2018-03-15T00:00:00+00:00


LES PURITAINS DU RIALTO

Personne n’est cynique. S’accabler sans accablement, c’est l’amusement des saints. Jusqu’à un certain point seulement : ces chastes stigmatisent leur lubricité, ces généreux dénoncent leur avarice. Mais s’ils découvrent leur vraie gangrène, la sainteté, ils courent après les justifications, comme tous les coupables. Le Tintoret n’est pas un saint ; il sait que toute la ville condamne ses procédés ; s’il s’opiniâtre c’est qu’il se donne raison contre elle. Et qu’on ne vienne pas nous raconter qu’il a conscience de son génie : le génie, pari stupide, sait ce qu’il ose et ne sait pas ce qu’il vaut. Rien de plus misérable que cette témérité chagrine qui veut la lune et crève sans l’avoir obtenue : l’orgueil vient d’abord, sans preuves ni visa ; quand il s’affole, on peut l’appeler génie si l’on veut mais je ne vois pas trop ce qu’on y gagne. Non : le Tintoret ne justifie ses pirateries ni par la courte plénitude de son savoir-faire ni par le vide infini de ses aspirations : il défend ses droits ; chaque fois qu’on passe commande à ses confrères, on lui porte tort. Laissez-le faire, il couvrira de ses peintures tous les murs de la ville, aucun campo ne sera trop vaste, aucun sotto portico trop obscur pour qu’il renonce à les enluminer ; il badigeonnera les plafonds, les passants marcheront sur ses plus belles images, son pinceau n’épargnera ni les façades des palais, sur le Canale Grande, ni les gondoles, ni peut-être les gondoliers. Cet homme s’imagine qu’il a reçu par naissance le privilège de transformer sa ville en lui-même et, d’une certaine manière, on peut soutenir qu’il a raison.

Quand il entre en apprentissage, la peinture bat de l’aile. À Florence, c’est la crise déclarée ; Venise, à son ordinaire, reste muette ou ment ; mais nous avons la preuve formelle que les sources de l’inspiration proprement rialtine se sont taries. À la fin du XVe siècle, la ville est profondément marquée par le passage d’Antonello de Messine23 : c’est le tournant décisif ; depuis lors elle importe ses peintres ; je ne dis pas qu’elle aille les chercher bien loin : il n’en reste pas moins que les plus renommés viennent de la terra ferma : Giorgione, de Castelfranco ; le Titien, de Pieve di Cadore ; Paolo Caliari et Bonifazio de Pitati, de Vérone ; Palma le Vieux, de Bergame ; Girolamo le Vieux et Paris Bordone, de Trévise ; Andrea Schiavone, de Zara24 ; j’en passe. À vrai dire, cette république aristocratique est d’abord une technocratie, elle a toujours eu l’audace de recruter partout ses spécialistes et l’adresse de les traiter comme ses propres enfants. De plus, c’est l’époque où la Sérénissime, tenue en échec sur les mers, menacée sur le continent par des coalitions, se retourne vers l’arrière-pays et tente d’assurer sa puissance par des conquêtes : les nouveaux immigrants sont, en majorité, originaires des territoires annexés. N’empêche : par cette importation massive de talents, Venise trahit son inquiétude



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