Rose by Rose

Rose by Rose

Auteur:Rose
La langue: fra
Format: epub


Ce fut une étrange expédition que nous organisâmes, lui et moi. Il m’emmitoufla comme si nous partions en Sibérie. Je portais un manteau élimé qui puait tant l’anis et l’absinthe qu’on aurait juré qu’il avait baigné dedans, et une lourde toque de fourrure encroûtée de saleté, mais qui me tenait chaud. En d’autres temps, sans doute avait-elle appartenu à une amie de la baronne de Vresse ou quelque autre dame. Quand nous mîmes un pied dehors, le froid me saisit dans son étreinte glacée. J’en eus le souffle coupé. Je n’y voyais goutte, la rue était trop sombre. Cela me rappela ces nuits d’un noir d’encre avant l’installation de l’éclairage public. Il était effrayant de rentrer chez soi, même dans les quartiers sûrs de la ville. Gilbert leva sa lanterne et l’ouvrit, sa faible lueur nous éclairant doucement. Notre respiration dessinait de grandes bouffées blanches au-dessus de nous. Je plissai les yeux dans l’obscurité pour mieux voir.

La rangée de maisons en face de la nôtre avait disparu. Elles avaient été rasées et, croyez-moi, le spectacle était stupéfiant. À leur place se dressaient des montagnes de gravats qui n’avaient pas encore été déblayés. La boutique de Mme Godfin n’était plus qu’une pile de poutres. Il ne restait de l’immeuble de Mme Barou qu’une cloison branlante. L’imprimerie s’était volatilisée. La chocolaterie de M. Monthier était une masse de bois calciné. Chez Paulette s’était désintégré en un monticule de pierraille. De notre côté de la rue, les maisons résistaient encore bravement. La plupart des fenêtres avaient été brisées, du moins celles dont les volets n’étaient pas fermés. Les façades étaient toutes couvertes d’avis d’expropriation et de décrets. Les pavés, autrefois impeccables, étaient jonchés d’ordures et de papiers. J’en eus le cœur brisé, mon très cher.

Nous marchâmes lentement dans la rue déserte et silencieuse. L’air glacial paraissait s’épaissir autour de nous. Mes chaussures glissaient sur le givre de la chaussée, mais Gilbert me tenait fermement en dépit de sa démarche clopinante. Quand nous fûmes parvenus au bout de la rue, je ne pus retenir un cri de surprise. La rue d’Erfurth avait disparu, tout du long jusqu’à la rue des Ciseaux. Il n’en restait rien, que des amas et des débris. Les boutiques et les commerces familiers n’étaient plus, le banc où je m’asseyais avec Maman Odette, même la fontaine avait été retirée. Soudain, je fus prise de vertige. J’avais perdu mes repères. Vous savez, parfois les années me rattrapent, et je me sens à nouveau comme une vieille dame. Croyez-moi, ce soir, mes soixante ans pèsent lourdement sur mes épaules.

Je pouvais désormais voir où le boulevard Saint-Germain poursuivrait son déferlement monstrueux, là, juste à côté de l’église. Plongée dans l’ombre, notre rangée de maisons aux fenêtres éteintes, aux toits frêles qui se découpaient sur un pâle ciel d’hiver dépourvu d’étoiles, était la dernière encore debout. C’était comme si un géant avait déboulé là et, de sa main maladroite, avait écrasé les rues que j’avais connues toute ma vie.

À quelques pas à peine des destructions, des Parisiens vivaient dans des maisons toujours intactes.



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