Roman des origines et origines du roman by Marthe Robert

Auteur:Marthe Robert [Robert, Marthe]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: BERNARD GRASSET PARIS
Publié: 2022-05-02T16:00:00+00:00

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On s'est souvent demandé en vertu de quelles dispositions particulières ou de quelles circonstances de sa vie, Cervantes voulait — et savait — garder une pareille neutralité dans tout ce qui est généralement matière à opinion (conceptions de la vie, morale individuelle et sociale, convictions politiques et religieuses, événements contemporains) ; pourquoi, tel le philosophe, il s'avançait toujours « masqué », et si bien masqué même qu'au bout de plusieurs siècles il tient toujours les exégètes les plus subtils en échec. Sans doute au temps de l'Inquisition la dissimulation dans les ouvrages de l'esprit était-elle simple mesure de prudence, les idées devaient ruser, et mieux valait pour elles avoir l'art de le faire ; mais Cervantes ne se contente pas de voiler sa pensée là où elle pourrait le compromettre, ce qui serait déjà beaucoup vu le flair du tribunal religieux pour les moindres indices d'hérésie ; il brouille positivement toutes les cartes en épousant tour à tour, et parfois simultanément, les points de vue les plus difficilement conciliables, comme s'il avait le don d'apercevoir partout le vrai relatif du faux d'autrui, et le faux relatif de ses propres jugements. Singulière disposition, qui touche d'un côté à l'humour, fondé lui aussi sur une casuistique du pour et du contre poussée jusqu'à l'absurde ; de l'autre à l'indifférence, et dont la littérature romanesque de grand format n'offre peut-être nulle part d'autre exemple (sauf chez Kafka, qui l'a développée systématiquement au point d'en être lui-même anéanti). La prudence à l'égard de l'Inquisition n'imposait certainement pas une pareille ambiguïté, mais alors, comment expliquer cette gageure de prendre sur toute chose une sorte de double vue intellectuelle, qui aboutit à tant de contradictions ? Cervantes, a-t-on dit parfois, avait naturellement le goût de la mystification ; en alignant des opinions contraires sans se croire le moins du monde tenu de les accorder, il plaçait son public devant la relativité des idées dites sérieuses, soit pour l'inciter à rire de toutes les opinions, soit pour le conduire par le détour du rire à l'esprit de libre examen ; d'autres ont vu dans la même particularité un signe d'incohérence pure et simple, voire une preuve de stupidité, ce qui renvoie à la vieille thèse du « povere uomo », du simple d'esprit, réactionnaire de surcroît, incapable de comprendre lui-même la portée de ses inspirations11. On a recouru récemment à une explication d'un ordre plus relevé, improuvable malheureusement dans l'état actuel de nos documents, mais très plausible, et assez pertinente pour être prise largement en considération. Selon certains critiques spécialisés dans l'étude de son œuvre12, Cervantes en effet aurait appartenu à l'une de ces familles de Juifs christianisés qui menaient dans l'Espagne de l'Inquisition une vie de persécutés réels ou virtuels, sans cesse menacés de délation, voués à la ruse et au dédoublement. Sans doute il n'y a pas dans sa biographie une seule donnée sûre que permette de l'affirmer, mais comment s'en étonner ? Le marrane n'assurait sa sauvegarde qu'en trichant, c'est-à-dire d'abord en falsifiant son

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