Prague sans toi by Jean Lemieux

Prague sans toi by Jean Lemieux

Auteur:Jean Lemieux
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Québec Amérique
Publié: 2013-09-25T00:00:00+00:00


ACTE II

Tout ne dépend-il pas de l’interprétation que nous donnons du silence qui nous entoure ?

Lawrence Durrell

1

Je m’assoupis à l’aube, après des heures d’errance dans les steppes de la déréliction. Quand je m’éveille, le soleil inonde la chambre d’une lumière verte. J’entends, par la fenêtre ouverte, des voix joyeuses : Milan et Florence partent à l’école.

Ignorent-ils réellement ce qui se passe ?

Je descends à la cuisine. Eva lit le journal, dos tourné. Frigo, jus d’orange devant le comptoir. Dans la cour, ma bière de l’avant-veille traîne dans l’herbe au pied de la chaise adirondack. Bruissement : Eva vient de tourner une page.

Debout devant le comptoir, j’interroge le fond de mon verre de jus d’orange avec la ferveur d’un médium. En ce jeudi matin de mai, le silence, auquel il est de bon ton de prêter des vertus philosophiques, me paraît toxique.

Wolfie, fais quelque chose.

Je pose un geste de médiation en insérant notre vieux CD du trio Kegelstatt dans le lecteur de la salle de séjour. Je retourne à la cuisine et risque cette entame :

— Un trio, ça me semble de mise.

Eva, toujours de marbre, dépose son journal. Ma boutade ne réussit qu’à nous rappeler que l’ironie et le sous-entendu, tels des acides, corrodent de plus en plus nos échanges.

— Peux-tu arrêter la musique, s’il te plaît ?

Le ton est calme, presque amical. Je retourne Wolfie à sa fosse commune. Merci, vieux frère.

— Nous pouvons parler ? demande Eva à mon retour dans la cuisine.

— Oui.

Je retrouve ma chaise rituelle, au bout de la table, près du frigo.

— C’est Mélanie ?

Je reste muet pendant quelques secondes, saisi à la fois par l’aspect du visage d’Eva, ces traits tirés, ces yeux striés de rouge, et par le tonus de son intro, ces quatre syllabes ta-ta-ta-ta dignes de Ludwig le Colérique.

— Oui.

— Hier, à la générale, elle a tenu à me dire qu’elle était passée ici pour récupérer ses partitions. J’ai trouvé ça bizarre. Maintenant, je comprends.

— Elle est bâtie comme ça : elle ne peut s’empêcher de tout dire.

— Qu’est-ce qu’elle t’a raconté ?

Raconté. Comme un surfer, je suis soulevé par une vague d’espoir : cette histoire n’est peut-être qu’un malentendu, voire une fabulation.

— Elle m’a dit que Matthew Costa te courtisait de façon vigoureuse. Ce sont ses mots.

— Elle n’a pas menti.

Le surfer est avalé par le rouleau.

— Il te monte la tête, il veut te faire passer des auditions aux États-Unis ?

— Vu de l’extérieur, ça peut ressembler à ça.

— And from the inside ?

J’ai employé l’anglais par réflexe, en remettant à plus tard l’examen de ce fait paradoxal : Eva s’est éloignée de moi depuis qu’elle vit et pense dans ma langue.

— Blázen.

Fou. Cette fois, Eva sourit. Je grimpe de nouveau sur ma vague. Je suis prêt à être blázen jusqu’à la fin des temps si elle reste à mes côtés.

— Blázen, répété-je en avalant une gorgée de jus.

— Mélanie dit la vérité, comme d’habitude. Matthew est amoureux de moi. Ça ne veut pas dire que je couche avec lui. S’il fallait que tu t’inquiètes chaque fois qu’un collègue me fait de l’œil à l’orchestre…

— Et ces auditions ?

— C’est la vie de musicien, non ? Oui, un poste est ouvert à Milwaukee.



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