Pierre et Luce by Romain Rolland

Pierre et Luce by Romain Rolland

Auteur:Romain Rolland [Rolland, Romain]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Romans
Éditeur: Ligaran
Publié: 2015-02-27T00:00:00+00:00


Depuis une quinzaine, ils ne savaient plus rien de ce qui se passait dans le monde. À Paris, on pouvait bien arrêter et condamner, a tour de bras. L’Allemagne pouvait faire et défaire les traités qu’elle avait signés. Les gouvernements pouvaient mentir, la presse injurier, et les armées tuer. Ils ne lisaient pas les journaux. Ils savaient qu’il y avait la guerre, quelque part, tout autour, comme il y a le typhus, ou bien l’influenza ; mais cela ne les touchait pas ; ils ne voulaient pas y penser.

Elle se rappela à eux, cette nuit. Ils étaient déjà couchés (ils donnaient tant de leur cœur dans ces journées que, quand le soir venait, ils étaient épuisés). Ils entendirent l’alarme, chacun dans son quartier, et refusèrent de se lever. Ils s’enfoncèrent la tête dans leur lit, sous leurs draps, comme un enfant, pendant l’orage, – non pas du tout par peur (ils étaient sûrs que rien ne pouvait leur arriver), – pour rêver. Luce, dans la nuit, écoutant l’air gronder, pensait :

– Ce serait bon, dans ses bras, d’entendre passer l’orage !

Pierre se bouchait les oreilles. Que rien ne troublât ses pensées ! Il s’obstinait à retrouver sur le clavier du souvenir le chant de la journée, le fil mélodieux des heures, depuis la première minute où il était entré dans la maison de Luce, les moindres inflexions de sa voix et de ses gestes, les images successives que le regard avait hâtivement happées, – une ombre des paupières, une onde d’émotion qui passait sous la peau, comme un frisson sur l’eau, un sourire affleurant aux lèvres, comme un rayon, et sa paume appuyée, couchée contre la douceur nue des deux mains étendues, – ces précieux fragments, que tâchait de rejoindre en une étreinte unique la fantaisie magique de l’amour. Il ne permettait pas que les bruits du dehors entrassent. Le dehors lui était un visiteur importun… La guerre ? Je sais, je sais. Elle est là ? Qu’elle attende !… Et la guerre attendait à la porte, patiente. Elle savait qu’elle aurait son tour. Il le savait aussi, c’est pourquoi il n’avait pas honte de son égoïsme. La vague de mort allait le prendre. Il ne lui devait donc rien d’avance. Rien. Que la mort repassât au terme de sa créance ! Jusque-là, qu’elle se tût ! Ah ! jusque-là du moins, il ne voulait rien perdre de ce temps merveilleux ; chaque seconde était un grain d’or, et il était l’avare qui palpe son trésor. C’est à moi, c’est mon bien. Ne touchez pas à ma paix, à mon amour ! C’est à moi, jusqu’à l’heure… Et quand l’heure viendra ? – Peut-être qu’elle ne viendra pas ! Un miracle ?… – Pourquoi pas… ?

En attendant, le fleuve des heures et des jours continuait de couler. À chaque nouveau tournant, se rapprochait le grondement des rapides. Dans la barque, étendus, Pierre et Luce entendaient. Mais ils n’avaient plus peur. Même cette grande voix, comme une basse d’orgue, berçait leur songe amoureux.



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