ORLANDA by JACQUELINE HARPMAN

Auteur:JACQUELINE HARPMAN
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: BERNARD GRASSET PARIS

Sixième journée : mercredi

Aucun cauchemar n’ayant troublé son sommeil, Aline s’éveilla d’excellente humeur.

– Depuis ton retour de Paris, c’est la première fois que je te vois une mine reposée. Je commençais à m’inquiéter, lui dit Albert pendant le petit déjeuner.

– Je devais être plus fatiguée que je ne pensais.

Et ce n’est qu’après avoir prononcé cette phrase en toute innocence qu’elle se souvint de son incroyable rencontre avec le jeune homme. Elle frissonna et, comme elle sentait le regard attentif d’Albert, elle fit mine de s’être brûlé la langue avec le café trop chaud.

Il alla remplir un verre d’eau bien froide qu’il lui tendit en riant :

– Tu vois ! Ta mère te dit toujours que tu bois trop vite.

– Ma mère me tuera à force de bons conseils.

Puis fut très étonnée par ce qu’elle venait de dire.

Ma foi, moi aussi. Il me semble qu’une telle réflexion appartiendrait plutôt à l’Orlanda. Il est certain que la relation entre ces deux-là n’est pas facile à comprendre et je me demande ce qu’il a emporté en la quittant. J’ai déjà pu constater qu’il possédait son savoir, mais qu’elle ne l’a pas perdu pour autant : en somme, ce n’est pas un partage, mais une réduplication. Orlanda a la mémoire d’Aline et les émotions dont elle n’a pas voulu, il n’a pas consenti à la soumission qui divisait sans cesse la petite fille, il est devenu le lieu où cacher la colère. Mais alors Ma mère me tuera dans la bouche d’Aline? C'est l’Orlanda qui s’est senti lentement assassiné, d’où vient qu’Aline le sache ? Quand on attaque le garçon, touche-t-on aussi la fille?

Elle but avec application l’eau fraîche dont elle n’avait pas besoin.

Comment pense-t-on quand l’impossible nous assaille ? Par définition, cette question n’a pas de réponse, car l’impossible est ce qui ne se passe pas et qui, donc, n’est jamais arrivé à personne – sauf en rêve, où l’on traite avec un parfait naturel les situations les plus incongrues, à moins qu’on ne se réveille en sursaut comme Aline devant son demi-corps. Mais elle ne rêvait pas et ne pouvait donc pas s’éveiller, il fallait manger sa tartine, s’habiller, aller travailler, toutes activités bien machinales qu’on peut faire en pensant à autre chose. Il était plus difficile de poursuivre la conversation avec Albert, homme intelligent qui n’aligne pas les banalités. La veille il était rentré plus tard qu’il ne prévoyait et avait trouvé Aline endormie – elle avait pris deux aspirines – ce matin, il lui relatait les éternels effrois de Régnier, on n’avait pas reparlé de Hong Kong, mais cela ne voulait rien dire, il convenait qu’elle tînt sa partie dans le dialogue. En réalité, Aline n’est pas une femme faible, Orlanda dirait bien que toute la force de caractère lui appartient, il ne faut pas se fier à sa fatuité : c’est pendant qu’il était relégué aux oubliettes qu’elle a fait ses études, travaillé avec acharnement sur sa thèse, conquis par ses qualités le poste où elle est, c’est sans

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