Notre histoire intellectuelle et politique - 1968-2018 by Rosanvallon Pierre

Notre histoire intellectuelle et politique - 1968-2018 by Rosanvallon Pierre

Auteur:Rosanvallon, Pierre [Rosanvallon, Pierre]
La langue: fra
Format: epub
Tags: politique
Éditeur: Le Seuil
Publié: 2018-07-18T00:00:00+00:00


La mélancolie de gauche

C’est la lecture de Walter Benjamin qui avait d’abord attiré mon attention sur le sens politique d’une esthétique de la mélancolie. Je n’avais commencé à le lire que tardivement, vers la fin des années 1980 au moment de la publication de son Paris, capitale du XIXe siècle dont l’éditeur français, Heinz Wismann, était un ami21. Je l’avais en effet précédemment assimilé au seul critique littéraire commentateur de Baudelaire et de Proust ainsi qu’à son fameux essai sur L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Cette montagne de notes et de citations rassemblées pour un ouvrage qu’il n’achèvera pas avait été pour moi une formidable source d’inspiration, avec l’acuité du regard qu’il portait sur les centaines d’auteurs qu’il avait lus et les rapprochements inattendus qu’il suggérait. En navigant dans ce millier de pages touffues, j’avais eu le sentiment d’être à la Bibliothèque nationale, dévorant de façon oblique les pages noircies par un voisin dont la concentration m’impressionnait. Cela m’avait conduit à vouloir pénétrer plus avant dans son œuvre, en commençant par sa correspondance. Le passage d’une lettre à Gershom Scholem, l’un de ses plus proches amis, m’avait particulièrement marqué. Lui disant qu’il relisait Péguy, il avait écrit : « Ici je me sens dans un langage d’une incroyable parenté. J’irais jusqu’à dire : rien d’écrit ne m’a jamais atteint par autant de proximité, autant de communion. Il est sûr que bien des choses m’ont davantage bouleversé ; ici je suis touché non par la sublimité, mais par la parenté. Une fantastique mélancolie dominée22. » Une mélancolie dominée : il suffit parfois d’un mot ou d’une expression pour saisir quelque chose que l’on ressent immédiatement comme essentiel. La formule exprimait de façon ultra-sensible l’état d’esprit de Benjamin au lendemain de la Première Guerre mondiale, écartelé qu’il était entre les promesses du matérialisme historique auquel il aurait adhéré et un désir de fidélité aux figures plus tragiques du messianisme juif. Un Benjamin qui voulait garder les yeux ouverts et ne pas renoncer tout en sachant que l’idée de progrès avait dorénavant déserté le monde. La complexité du rapport inconfortable à l’histoire qui en découlait constituera le cœur de son œuvre philosophique, qui m’attirera pour cette raison.

Mais sa formule avait en même temps eu pour moi une résonance directement politique. Elle me semblait en effet parfaitement exprimer une esthétique qui refaisait surface et se diffusait en ce tournant des années 1990. Une esthétique distante à la fois d’un plat désenchantement, qu’il soit tonitruant comme celui des romantiques ou vaguement honteux comme celui des retours d’idéal, et d’une foi révolutionnaire maintenue inchangée. C’était une façon élégante et digne de lier la reconnaissance d’une impuissance au fait d’une résistance intérieure. La référence croissante à Benjamin dans des milieux intellectuels d’extrême gauche à partir de ces années 1990 constituera un symptôme de la diffusion de cette esthétique lucide et courageuse qui se reconnaissait au bord du précipice. Daniel Bensaïd, l’intellectuel organique de la Ligue communiste révolutionnaire lui consacrera ainsi un essai libre et



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