Noire n'est pas mon métier by Collectif

Noire n'est pas mon métier by Collectif

Auteur:Collectif [Collectif]
La langue: fra
Format: epub
Tags: témoignages
Publié: 0101-01-01T00:00:00+00:00


SARA MARTINS

Ces limites que les autres ont tracées pour moi

Ma première passion était la danse classique. Le ballet. J’étais petit rat à l’école de danse de l’Opéra de Lyon. Comme j’adorais ça, j’étais douée. Alors la question s’est posée de poursuivre ma formation à Paris. Cette hypothèse à peine formulée, des voix ont aussitôt murmuré et anticipé une réponse : « Les grandes institutions classiques ne sont pas prêtes à accueillir des gens de couleur… Laisse tomber. »

Et j’ai laissé tomber. J’avais 10 ans et je venais de comprendre qu’il serait toujours davantage question de ma couleur de peau que de n’importe quelle particularité, capacité, qualité ou même défaut. Ma pigmentation occulterait donc tout le reste ?

Oui, j’ai laissé tomber.

J’ai écouté ces voix et ces murmures et admis leurs présupposés. J’ai accepté les limites que d’autres traçaient pour moi. J’en suis restée là. Je me suis fermé la porte à moi-même. J’ai abandonné mon rêve de petite fille.

Je le regrette encore.

Dix ans plus tard, quand je décidais de me présenter au Conservatoire national supérieur d’art dramatique, j’ai entendu ces mêmes voix : « Y a pas de Noirs au Conservatoire », « Tu perds ton temps, tu ne seras jamais prise », « Et même si tu étais reçue, tu vas jouer quoi ? Othello ? Et après ? ». C’est vrai qu’à l’époque je ne pouvais leur opposer aucun exemple d’actrice noire, régulièrement présente sur scène ou à l’écran. Mais, cette fois, j’ai refusé d’écouter. J’ai bien fermé mes oreilles. J’ai tenté le concours. Et j’ai été reçue au Conservatoire de Paris. J’ai tout joué : Marianne, Juliette, Nina, Andromaque, Elvire, et même Alceste ! Pas les soubrettes et dames de compagnie, comme on s’y attendait. Je voulais forcer tout le monde à me voir, moi, et tout ce qui me constitue, pas seulement mon enveloppe colorée. Et je n’accepterai plus jamais aucune limite, je veux pouvoir embrasser tous les rôles.

Quand, plus tard, au théâtre, j’ai été engagée pour rejoindre la troupe internationale et multi-ethnique de Peter Brook, j’ai évidemment été très honorée, mais les mêmes voix ont susurré : « C’est normal, c’est uniquement parce que tu es noire. » Alors finalement, c’est quand j’ai été appelée pour jouer dans Les Trois Sœurs de Tchekhov que j’ai été la plus fière. Parce qu’à chaque fois que la question était posée – et elle était posée à chaque fois : « Pourquoi avoir choisi une femme noire pour le rôle de Natalia ? Ça signifie quoi ? Dramaturgiquement ? », le metteur en scène (et je l’aimerai éternellement pour ça) répondait : « Je ne sais pas… Moi, j’ai choisi l’actrice Sara Martins parce que son travail m’intéresse, je n’ai pas choisi une femme noire… »

C’est fou comme une présence noire au théâtre doit obligatoirement « avoir » ou « donner du sens ». Je me suis vu refuser le rôle de Lady Macbeth parce que, ce personnage étant l’incarnation du mal, il ne peut être interprété par une femme noire sans risquer de rendre la pièce manichéenne, voire raciste.



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