Nocturnes by Connolly J.J

Auteur:Connolly,J.J. [Connolly,J.J.]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Policier
Éditeur: Archipel
Publié: 2015-01-03T23:00:00+00:00

LE SINGE DE L’ENCRIER

M. Edgerton souffrait de l’angoisse de la page blanche. Il eut tôt fait de s’apercevoir qu’il s’agissait là d’une affection des plus pénibles : un accès de grippe clouait un homme au lit durant un jour ou deux, mais pendant ce temps son esprit poursuivait ses cogitations. Une crise de goutte le torturait, mais ses doigts restaient capables de s’emparer d’un stylographe et de convertir, à coups de plume, sa souffrance en papier-monnaie. Mais ce terrible blocage, ce frein à toute espèce de progression, laissait M. Edgerton pratiquement infirme. Son cerveau ne fonctionnait pas, ses mains n’écrivaient pas, et ses factures demeuraient impayées.

Au cours d’une carrière qui s’étendait sur deux décennies, jamais encore il n’avait rencontré un tel obstacle à l’exercice de sa profession. En vingt ans, il avait accouché de cinq romans, qui avaient eu chacun leur petit succès – quand ils n’étaient pas passés totalement inaperçus –, d’un livre de mémoires qui, à la vérité, devait plus à l’imagination qu’à l’expérience, et d’un recueil de poèmes enfin, dont on pouvait raisonnablement affirmer qu’il avait poussé le potentiel du vers libre aux limites du tolérable.

M. Edgerton tirait ses modestes revenus de sa graphomanie, persuadé (sans le formuler ouvertement) qu’à force de produire des pages il y en aurait bien quelques-unes meilleures que les autres – ne serait-ce qu’en vertu des statistiques. Journalisme, activités de nègre, vers, prose… Rien n’était indigne de ses capacités étroites. Hélas, depuis six mois, son plus sérieux projet littéraire se bornait à l’élaboration de sa liste de courses hebdomadaire. Une véritable toundra de feuillets vierges s’étendait devant lui, au-dessus desquels la plume luisante de son stylo lui faisait l’effet d’un explorateur lassé par l’aventure. Son esprit était une coquille vide dont il avait épuisé les sucs créatifs, desséchée par l’impuissance et la perplexité. Il se mit à craindre sa table de travail, cette compagne jadis bien-aimée, désormais ravalée au rang d’amante infidèle – l’écrivain souffrait chaque fois qu’il posait les yeux sur elle. Papier, encre, imagination : tous l’avaient trahi, le laissant perdu et seul.

D’abord, M. Edgerton s’était presque réjoui de cette occasion qui, soudain, lui était offerte de mettre au repos ses muscles de styliste. Il fréquenta les auteurs moins renommés que lui, certain qu’une brève interruption dans son activité ne nuirait en rien à la réputation d’écrivain prolifique qu’il avait acquise auprès d’eux. Il en profita pour assister aux meilleurs spectacles du moment, veillant à ce que sa présence y fût remarquée en gagnant son fauteuil à la dernière minute. Lorsqu’on l’interrogeait sur ses derniers projets en date, il se contentait de décocher un sourire mystérieux en se tapotant une narine du bout de l’index – geste par lequel il entendait suggérer qu’il se trouvait au beau milieu d’une entreprise littéraire d’envergure, quand ses interlocuteurs, en revanche, pensaient qu’incommodé par un fragment de tabac à priser il tentait de le déloger.

Au bout d’un moment, M. Edgerton cessa de se rendre au théâtre, au concert ou dans les pubs qu’il avait l’habitude de fréquenter.

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