Mon père. Inventaire. Suivi de : Une leçon de savoir-vivre by Jean-Claude Grumberg

Mon père. Inventaire. Suivi de : Une leçon de savoir-vivre by Jean-Claude Grumberg

Auteur:Jean-Claude Grumberg [Grumberg, Jean-Claude]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Editions du Seuil
Publié: 0101-01-01T00:00:00+00:00


Pleurnichard, toujours réclamant son frère, la main perdue dans cette main d’adulte calleuse et forte, partit, d’abord à pied, puis hissé sur le tombereau vide tiré par deux vaches à qui Maury sans cesse prodiguait des encouragements dans la longue montée de Vignols qui mène au hameau de Noue.

« Hue la rouge ! Haï la nouaire ! » Pleurnichard devait pleurer très fort pour ne plus entendre Maury. Celui-ci de temps en temps arrêtait sa litanie et demandait d’une voix empruntée : « Pourquoi qu’tu pleures ? Pourquoi qu’tu pleures tant, dis, p’tit gars ? »

Pleurnichard ravalait ses sanglots et réclamait son frère, mais Maury n’écoutait pas ou faisait mine de ne pas comprendre à cause des bruits de roue ou des jappements du chien ou des souffles de la rouge et de la nouaire.

Et il reprenait ses encouragements bovins qu’il ponctuait d’ailleurs par des sortes de petits coups donnés dans les flancs des vaches du bout d’un long bâton. Plus tard Pleurnichard apprit lui aussi à manier l’aiguillon tout en beuglant « Hue la rouge ! Haï la nouaire ! ».

L’arrivée à Noue, hameau de trois feux et d’une dizaine d’âmes, ne fut pour Pleurnichard rien de moins que sanglotante. Maury posa Pleurnichard sur le banc près de la grande table, au centre de la vaste pièce où on accédait de plain-pied après avoir croisé le père de la mère Maury qui, adossé au mur, regarda passer Pleurnichard sans le voir tant il semblait occupé à respirer tout en se protégeant du soleil.

La mère Maury, en s’étonnant de cette abondance de larmes, glissa un bol de lait sous le nez de Pleurnichard. Le père Maury s’assit au haut bout de la table tout en expliquant que c’était un petit victime de guerre qu’il avait ramassé chez la cousine et que demain il irait en mairie régulariser la chose.

La mère Maury haussa les épaules, comme s’il n’y avait pas assez de soucis avec les bêtes. Puis elle demanda à Pleurnichard : « Pourquoi tu pleures ? » Pleurnichard hoqueta et de nouveau réclama son frère. « J’comprends rien de c’qu’il dit, il parle trop pointu. »

La mère Maury les laissa, on l’entendit appeler les poules dans la cour : « Petit petit petit petit… » Pleurnichard redoubla de sanglots. Vivante image de la désolation, ses maigres coudes plantés dans le bois de la grosse table, la tête enfouie dans le bol, il pleurait passionnément.

Maury répétait pour lui-même tout en coupant son pain : « Ben qu’est-ce qu’on va faire de toi, mon gars, si tu pleures tout le temps… » Pleurnichard pleura huit jours sans discontinuer. Le père Maury répéta mille fois : « Qu’est-ce qu’on va faire de lui si il pleure tout le temps… »

Au bout de huit jours Pleurnichard ouvrit les yeux et découvrit, penché sur lui, le visage du père Maury. Un visage où il ne lut ni peur ni angoisse ni colère, un visage simplement attentif qui regardait Pleurnichard comme le père de la mère



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