Milenio by Manuel Vázquez Montalbán

Auteur:Manuel Vázquez Montalbán [Montalbán, Manuel Vázquez]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Policier
Publié: 2004-01-14T16:00:00+00:00

II

AUX ANTIPODES

Il était déjà retourné à l’hôtel de son premier voyage en 1982, et le Dusit Thani était toujours là, avec trente ans de plus que le jour où il avait découvert ses chambres correctes, sa piscine à contre-soleil, assombrie sous les constructions plus hautes, son excellent buffet du matin et ses trois restaurants – international, thaïlandais et japonais, ce dernier remarquable. Le portier n’était plus le même, mais toujours costumé en Peter Pan asiatique, péripatéticien et observateur du mythique Bangkok du crime, lequel commençait pour ainsi dire aux portes de l’hôtel, de l’autre côté de Silom Road et des ruelles du péché, Patpong devenu l’ombre de lui-même, dépassé par le sexe sans frontières répandu désormais dans la plupart des quartiers. Entre l’aéroport et le Droit Thani, il avait ressenti ce grand frisson de roulette russe que donne la circulation de Bangkok, les voitures cherchant le contact et ne cédant le passage qu’un quart de seconde avant la tragédie. Les motos-taxis à trois roues s’appelaient ici tuk-tuk et ramenaient à la mémoire de Carvalho les triporteurs d’après la guerre civile qui servaient au transport des marchandises, pilotés par des kamikazes à la pédale audacieuse, aux prises chaque jour avec l’hypotension et le bacille de Koch, et qui donc n’avaient rien à perdre. Dans sa mémoire, ces véhicules n’étaient pas sympathiques et, depuis l’Inde quand ils avaient fait leur apparition, il préférait les éviter malgré Biscuter, enthousiaste, attendri par leur faux air de jouet, qui tenait pour un acte de justice d’y poser ses fesses et de faire ainsi gagner au conducteur sa chienne de vie. Biscuter fit sa liste, réduite au minimum, de ce qu’il attendait de Bangkok : balle de ping-pong, massage body body, visite du marché, de la ville fluviale à l’origine de la légende de Bangkok Venise de l’Asie, temple, saphirs et rubis, pour voir, juste pour voir, il adorait les rubis depuis tout petit. Les émeraudes aussi.

« Ici, saphirs thaïlandais et rubis de Birmanie. Les émeraudes, c’est en Colombie. »

Ils allèrent dîner au restaurant japonais et, en chemin, s’abattirent déjà sur eux les offreurs de tous les trafics de la ville – les plus insistants, peut-être, étant ceux des pierres précieuses. Ils constatèrent en sortant que Silom Road s’ennuitait en face de la toute-puissante lumière de l’hôtel. Mal éclairée, la rue camouflait son commerce et les intermédiaires assaillaient de propositions tous les étrangers qui osaient s’y promener. Ils prirent un taxi et la séquence des deux voyages précédents repassa à l’identique, bien que jouée chaque fois par un chauffeur différent.

« D’où êtes-vous ?

— De Barcelone, en Espagne. »

La réaction du taxi des années soixante avait été immédiate : « Barcelone ! Cruyff ! Cruyff ! Cruyff joue à Barcelone ! »

Le taxi des années quatre-vingt avait crié avec enthousiasme : « Barcelone, Maradona ! Barcelone, Maradona ! »

Maintenant, leur taxi avait entendu Barcelone, mais n’avait associé ce nom à aucun prodige.

« Biscuter, je viens de mesurer l’ampleur de la crise qui menace le F.C. Barcelone. Personne n’associe plus la ville à un prodige du ballon rond.

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