Mais en quoi suis-je donc concerné ? Un crime en mars 1945. L’histoire d’une grande famille hongroise by Sacha Batthyany

Auteur:Sacha Batthyany [Batthyany, Sacha]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Editions Gallimard
Publié: 2017-01-14T22:00:00+00:00

Le dernier jour, nous allâmes à Asbest, accompagné par Vladimir Motrewitsch, professeur d’université à Iekaterinbourg. Depuis de nombreuses années, il s’occupait de la centaine de camps disciplinaires qui se trouvaient sur le territoire correspondant à l’ancien oblast de Sverdlovsk. Motrewitsch procédait régulièrement à des exhumations, il faisait ouvrir des cercueils, à la recherche de quelques traces du passé. Les Hongrois, nous apprit-il, avaient été les plus résistants, car ils étaient plus habitués au froid que les Italiens, par exemple. Il nous parla aussi de la famine qui avait sévi de 1946 à 1949.

— Les prisonniers du camp vivaient souvent mieux que les habitants.

Motrewitsch nous avoua que dans la région, il n’était pas très apprécié, car tout le monde voulait oublier ce qui avait eu lieu. Mais il était là pour faire ressurgir l’Histoire.

— Il y a eu des cas de cannibalisme, ajouta-t-il en russe, laissant Svetlana traduire, tandis que notre bus jaune se frayait un chemin au milieu d’un paysage enneigé.

— Le professeur Motrewitsch dit qu’on a mangé fréquemment des enfants.

Avant qu’elle ne réalise ce qu’elle venait de dire, le professeur enchaînait déjà. Des milliers d’hommes s’étaient suicidés…

Je pris mon père à témoin :

— Où est-ce que nous avons donc atterri ?

— Ne t’avais-je pas dit que nous étions en enfer ? me répondit-il.

Svetlana, qui avait remarqué notre effarement, déclara :

— Le contexte jadis était tragique, mais aujourd’hui, bien sûr, c’est tout à fait différent. L’été par exemple, l’endroit est idéal pour faire du vélo.

— Parce qu’il y a un été ? lui demandai-je.

Motrewitsch se mit à rire en observant nos visages. Il portait une de ces grandes chapkas qui vont si bien aux Russes. Lorsqu’il l’enleva, il perdit un peu de sa prestance. On ne pouvait plus arrêter Svetlana dans son éloge de la région : la nature, la nourriture.

— Il y a aussi un orchestre, ajouta-t-elle.

Le bus longea des forêts aux arbres dénudés, puis des usines où des tuyaux géants serpentaient autour des bâtiments.

— De bonnes universités également, poursuivit Svetlana, alors que nous arrivions devant un vieux passage à niveau qui commençait à s’écrouler.

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