L'Invitée by Simone de Beauvoir

Auteur:Simone de Beauvoir
La langue: fra
Format: epub
ISBN: 393a8268d5eed86ba715306d35b71ec2808c95c0
Éditeur: Editions Gallimard
Publié: 2014-07-14T16:00:00+00:00

Deuxième partie

CHAPITRE PREMIER

Le regard d'Élisabeth fit le tour des murs capitonnés et se posa sur le petit théâtre rouge au fond de la salle. Pendant un temps, elle avait pensé avec orgueil : c'est mon œuvre. Mais il n'y avait pas de quoi être si fière ; il fallait bien que ce fût l'œuvre de quelqu'un.

– Il faut que je rentre, dit-elle. Pierre vient souper chez moi avec Françoise et la petite Pagès.

– Ah ! Pagès me laisse tomber, dit Gerbert d'un air déçu.

Il n'avait pas pris le temps de se démaquiller ; avec ses paupières vertes et l'ocre épais qui couvrait ses joues, il était beaucoup plus beau qu'au naturel. C'était Élisabeth qui l'avait abouché avec Dominique et qui avait fait accepter son numéro de marionnettes. Elle avait joué un grand rôle dans l'organisation du cabaret. Elle eut un sourire amer. L'alcool, la fumée aidant, elle avait eu au cours des discussions l'impression grisante d'agir, mais c'était comme le reste de sa vie, des actions en toc. Elle avait compris pendant ces trois sombres journées : rien de ce qui lui arrivait n'était jamais vrai. Parfois, en regardant au foin dans le brouillard, on apercevait quelque chose qui ressemblait à un événement ou à un acte ; les gens pouvaient s'y laisser prendre : mais ce n'étaient que des trompe-l'œil grossiers.

– Elle vous laissera tomber plus souvent qu'à votre tour, dit Élisabeth.

A défaut de Xavière, c'était Lise qui reprenait son rôle et de l'avis d'Élisabeth, elle s'en tirait au moins aussi bien ; pourtant Gerbert paraissait contrarié. Élisabeth le sonda du regard.

– Elle semble douée, cette gosse, reprit-elle, mais dans tout ce qu'elle fait, elle manque de conviction, c'est dommage.

– Je comprends bien que ça ne l'amuse pas de venir ici tous les soirs, dit Gerbert avec un mouvement de recul qui n'échappa pas à Élisabeth. Elle soupçonnait depuis longtemps que Gerbert avait un petit sentiment pour Xavière. C'était amusant. Est-ce que Françoise s'en doutait ?

– Qu'est-ce que nous décidons pour votre portrait ? dit-elle ; mardi soir ? il me faut juste quelques croquis.

Ce qu'il aurait fallu savoir, c'est ce que Xavière pensait de Gerbert. Elle ne devait pas beaucoup se soucier de lui, on la tenait trop bien en main ; pourtant ses yeux brillaient drôlement, le soir de l'ouverture, quand elle avait dansé avec lui ; s'il lui faisait la cour, qu'est-ce qu'elle répondrait ?

– Mardi, si vous voulez, dit Gerbert.

Il était tellement timide ; de lui-même il n'oserait jamais un geste ; il ne soupçonnait même pas qu'il avait ses chances. Élisabeth effleura du bout des lèvres le front de Dominique.

– Au revoir, mon chou.

Elle poussa la porte ; il était tard, il fallait qu'elle marche vite si elle voulait arriver avant eux : elle avait reculé jusqu'à la dernière minute le moment de retomber dans la solitude. Elle s'arrangerait pour parler à Pierre ; la partie était perdue d'avance, mais elle voulait courir cette dernière chance. Elle serra les lèvres. Suzanne triomphait ; Nanteuil venait d'accepter « Partage » pour l'hiver prochain et Claude ruisselait de satisfaction stupide.

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