L'Héritier by Joost De Vries

Auteur:Joost De Vries [de Vries, Joost]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Littérature
Éditeur: Plon
Publié: 2017-04-03T16:00:00+00:00

Et pourtant, c’était moi, précisément moi, qui arpentais en cet instant le couloir de l’hôtel à grandes enjambées paniquées. Courir ! Telle fut ma première impulsion. Un instinct primitif, comme l’homme en a toujours eu : la fuite devant les incendies de forêt, la montée des eaux, les ptérodactyles, les tigres à dents de sabre, les ours, les loups, les hordes d’envahisseurs mongols. Mais que fuyais-je ? Un moi qui n’était pas moi… Les caméras numériques… Les postes de télé trafiqués… Les enregistrements clandestins… Quelqu’un que je n’avais jamais rencontré.

D’ailleurs, je ne courais pas exactement, cela m’aurait fait remarquer. J’avançais à grands pas maladroits, comme quelqu’un qui essaierait de franchir une flaque d’eau sans se mouiller. Personne ne pouvait me voir, mais c’était aussi ce que j’avais pensé la veille dans la chambre de Nina.

J’introduisis un pied de justesse entre les portes de l’ascenseur qui étaient en train de se refermer et je me retrouvai face au bunker ambulant de Raimund Pretzel, le Pantzer Pretzel, et à une infirmière qui était en train de lui enfoncer son index et son annulaire dans les narines, formant le V de la Victoire, sans doute pour réajuster les tuyaux qui lui remontaient dans le nez. Sic transit gloria mundi. Il portait des lunettes aux verres épais comme le fond d’un pot de confiture, mais je m’avisai que son œil qui n’était pas recouvert d’un bandeau y voyait parfaitement et me scrutait même avec un grand intérêt. Les portes de l’ascenseur se refermèrent derrière moi. J’attendis que l’infirmière ait fini de s’occuper de lui et me penchai à mon tour, les mains sur les genoux, un sourire niais sur le visage, comme on peut en avoir quand on s’adresse à un môme ou à un poney dans une ferme pour enfants.

« Monsieur Pretzel, permettez-moi de vous dire que vos publications sont toujours une grande source d’inspiration pour moi ! »

Je voulais me prouver quelque chose à moi-même, bien sûr, me montrer que j’étais capable, en cet instant, de tailler une bavette avec le grand homme et de dominer par la seule force de l’esprit cet énorme jaillissement d’adrénaline qui parcourait mon corps. L’esprit serait plus fort que la matière, l’intellect que l’entrejambe !

Pretzel me considéra de son œil unique et esquissa quelque chose qui ressemblait à un sourire.

« Je vous remercie, murmura-t-il. Vous travaillez en historiographie ?

— Je m’intéresse plus précisément à l’étude du métadiscours sur Hitler. »

Il hocha la tête, il en était encore capable, avant de dire d’une voix enrouée, comme quelqu’un qui lutte contre un crachat :

« Un domaine véritablement passionnant ! »

L’espace d’un instant, j’eus honte. Cet homme dont les travaux de recherche historique avaient façonné les débats contemporains sur la réunification des deux Allemagne et sur l’intervention de l’Europe dans les guerres en ex-Yougoslavie avait tout de même mieux à faire, surtout vu son état de santé, que de s’intéresser à ce club mineur de théoriciens insignifiants ? Je ne pouvais qu’être désappointé par sa réaction. Lui aussi ! C’était fascinant, c’était véritablement fascinant.

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