L'expérience concentrationnaire : Essai sur le maintien de l'identité sociale by Michael Pollak

Auteur:Michael Pollak [Pollak, Michael]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Essai
ISBN: 9782864240846
Éditeur: Métailié

Face à un tel matériel, l’historien va être amené à poser d’abord le problème de la véracité de ces sources. De tout ce matériel, il ne retiendra alors que ce qui peut être confirmé par recoupement avec d’autres sources. Ainsi, constatant que, « du côté des victimes, la documentation est des plus réduites », Miriam Novitch, dans son étude sur l’histoire de la déportation et de la résistance des juifs grecs écrit : « Sachant que tout témoignage est sujet à caution, nous nous sommes efforcés d’interroger plusieurs personnes sur le même sujet et de vérifier les faits racontés au moyen d’autres sources [107]. » En procédant ainsi, on élimine ce qui ne peut pas être confirmé par une pluralité de sources, dans le but de restituer le noyau dur de ce qui s’est réellement passé. Mais on risque par là même d’occulter la tension, constitutive des témoignages sur la déportation, entre dicible et indicible. Au contraire, notre problématique suppose que tout document a un sens, à condition de reconstruire le système de repérage de ce sens.

Plutôt que de concentrer l’attention directement sur le contenu de ce qui est dit, nous allons soumettre à une analyse préalable un corpus constitué de formes très diverses de témoignages.

Ce travail préalable paraît d’autant plus nécessaire que l’expérience concentrationnaire résiste à toute tentative visant à obtenir une représentativité statistique, ce qui laisse planer le doute sur une interprétation générale. Qu’il s’agisse du choix des témoins à comparaître dans les procès ou devant des commissions historiques, du corpus constitué par des écrits autobiographiques ou des récits de vie recueillis quarante ans plus tard par entretiens, le « biais » principal de tout échantillon, à savoir la survie physique du témoin, radicalise à l’extrême ce problème propre à toute enquête qu’est la déperdition d’information et, surtout, de représentativité de l’échantillon par une « sélection » spontanée de la population étudiée, due aux caractéristiques de l’objet (ici, des individus placés en situation d’extermination) et non aux outils méthodologiques de l’enquête. On sursautera, bien entendu, devant le « cynisme » de ces propos, dont le caractère psychologiquement ou moralement inacceptable culmine avec l’emploi du terme « sélection », utilisé ici dans le registre de la technique d’échantillonnage alors qu’on est également autorisé à le lire dans celui d’une entreprise de génocide et d’assassinat à grande échelle.

Or l’apparent cynisme de la formulation ne fait ici que systématiser, en le rendant plus évident, le processus qui consiste à étudier « scientifiquement », c’est-à-dire froidement et à distance, des choses qui suscitent les réactions affectives les plus extrêmes, et qui sont d’ordinaire abordées dans le registre « chaud » de la révolte, de la dénonciation ou de l’indignation. Par son caractère extrême, un tel objet met en évidence le propre de toute démarche scientifique, qui est, pour employer une image, de produire du froid là où souffle le chaud (particularité beaucoup plus visible dans les sciences sociales, qui travaillent par définition « à chaud », que dans les sciences de la

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