Les Philosophes Et Leur Langage by Belaval Yvon

Les Philosophes Et Leur Langage by Belaval Yvon

Auteur:Belaval, Yvon [Belaval, Yvon]
La langue: fra
Format: epub
Tags: essai, sciences humaines, Philosophie
Éditeur: gallimard
Publié: 2015-09-30T17:00:00+00:00


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Ainsi, on ne saurait nier le rôle du langage dans le raisonnement philosophique. Mais tantôt notre esprit est tourné vers les choses ou se rend les idées sensibles, il oublie la part du langage : le mot ne lui apparaît plus que comme un signe indifférent. Tantôt, il s’efforce de dépasser les représentations et prend le langage pour guide, s’inspirant d’étymologies, de contraires ou de formes grammaticales. La première orientation est une orientation physicienne où pour parler avec Mersenne, « comprendre, c’est fabriquer ». La seconde est dialectique : attentive à ce qui se dit, voulant contraindre par le dire, elle fait de comprendre une donnée ultime qui s’unit, en définitive, à l’affectivité (à la sympathie, pour Scheler). L’influence du milieu linguistique semble négligeable tant qu’il s’agit d’objets concrets, de manipulations concrètes ou, ainsi que cela se produit en logique formelle ou en mathématiques, d’opérations idéales précisément déterminées. Elle s’affirme d’autant plus que nous nous détournons des choses et que la valeur des mots intervient.

C’est donc par son contenu et par sa forme que le langage joue son rôle dans le raisonnement et favorise l’invention. Il nous fournit en représentations, métaphores, étymologies, sens multiples, souvenirs privés ou culturels. Que de fois c’est un mot qui pose la question et met en branle la recherche ! Mot obscur de spécialiste, que nous essayons d’éclaircir ; mot d’usage courant, que nous nous irritons de surprendre indéfinissable ; mot abstrait ou mot pittoresque, de pensée ou de sentiment. Il nous suffit d’y réfléchir pour que les sens qu’il nous propose suggèrent des rapprochements, structurent de nouvelles synthèses. À leur tour, les formes grammaticales dirigent le raisonnement, concourent à la création. Le verbe appelle son sujet, ou pousse au complément, l’adjectif veut son participe, le nom son génitif, bref, les implications grammaticales nous jettent d’idée en idée. L’étendue implique un étendu (Leibniz) ; mes représentations ? le Je qui se les représente et qui ne peut être représenté puisque sa représentation impliquerait un autre Je qui, à son tour… (Kant) ; l’espace ? un spatialisé ; le spatialisé ? un spatialisant ; le temps ? un temporalisé et un temporalisant (Sartre) ; le mouvement ? un mobile ; le mobile ? un mouvant (Merleau-Ponty). Il n’est pas jusqu’au Cogito où l’on n’ait soupçonné une simple exigence grammaticale. Et la préposition ! la conjonction ! Les deux petites lettres de la préposition de ont bouleversé la description des faits de conscience. L’expression : « conscience de… » interdit certaines affirmations et contraint d’en énoncer d’autres : elle est, à elle seule, une méthode de recherche. Que de discours changeraient, en ces temps où chaque parti se réclame de la liberté, si l’on forçait les orateurs à préciser toujours : la liberté de qui ? pour qui ? pour quoi ?

Pour fécond que soit le langage dans le raisonnement et dans la création philosophiques, on en vient à se demander s’il n’en compromet pas la valeur. Il n’est — on le répète assez — ni précis, ni rigoureux comme celui de la science.



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