Les marchands de Paris by Lise Kervennic

Auteur:Lise Kervennic
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Flammarion

Chapitre IX

Au cul du camion

Léonie adopte une attitude particulière lorsqu’elle est en retard, digne de celle qui n’a rien à se reprocher. Elle traverse la rue de la Poignée-de-Main au pas de course (ce qu’elle imagine être une cadence respectable). Vous la croisez, vous pensez Cette fille est pressée, très occupée, sûrement préoccupée. Vous ne pensez pas Cette fille traîne au lit, cette fille n’est pas ponctuelle, pas raisonnable, elle n’est pas convenable. Elle ne souhaite pas que vous sachiez, elle n’est pas convenable.

Alors elle s’active avec un accessoire, par exemple un journal ou catalogue de vente (pas un roman, surtout pas un roman, cette fille-là est oisive) et si possible a une conversation téléphonique grave (l’air est grave, pas le contenu de la conversation, cette fille-là est trop dramatique) ses oreillettes Bluetooth vissées aux oreilles, car elle n’a ni le temps ni la place pour un téléphone en main, mille choses à faire et deux mains seulement, bon sang. Cette fille convenable ne dit pas Je n’ai que deux mains, putain.

Bref, ce matin cette fille n’a pas besoin de faire semblant d’être sérieuse, la nuit a été efficace puisqu’elle a servi au repos, elle est à l’heure et savoure son rituel matinal sans culpabilité : elle ouvre la galerie, allume les lumières (tiens, elle ouvre tôt ce matin, un bourreau de travail cette fille), puis fonce au café chez Dominique, terrasse, café, clope, et il lui est impossible de regarder les passants pressés du matin, pourtant beaux décoiffés, cernés, écœurés du week-end qui ne dure que deux jours alors que la semaine cinq, qui a décidé de cette répartition du temps de travail, un type avec un boulot sympa c’est certain, pas un contrôleur de gestion. Non, elle doit à nouveau se concentrer et si on la voyait le nez en l’air, pas convenable. Elle lit donc ses mails, sauf qu’à 9 heures du matin ils sont tous à jeter, sa boîte est bourrée de ventes privées (la blague marketing du siècle la vente « privée », acheter une paire de bottes en vachette chinoise à 149 euros fait de vous un VIP), de promos pour partir vite vite sur un coup de clic en vacances à -70 % à Santorin dans cet hôtel aux mille cocotiers et sept piscines, et le comble, des pétitions à signer pour sauver le monde, le littoral breton, la petite fille malade, le type détenu en Iran par erreur, une étudiante albanaise sur le point d’être expulsée. Mais elle signe, elle signe tout, car signer lui donne l’air très occupé. Cette meuf est sur tous les fronts.

Dix heures moins dix, elle pose un euro sur la table, Dominique bon commerçant lui fait le prix comptoir pour le café.

Dix heures moins cinq, elle ouvre sereinement la galerie et laisse la porte entrouverte, on n’est pas à l’abri d’un client lève-tôt. Elle pense à cet adjectif ridicule pour qualifier son autosatisfaction d’être matinale : guillerette. Elle se sent toute guillerette.

Elle a raison d’être optimiste :

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