Les Mandarins by Simone de Beauvoir

Les Mandarins by Simone de Beauvoir

Auteur:Simone de Beauvoir
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Editions Gallimard
Publié: 2015-05-11T04:00:00+00:00


CHAPITRE IV

Survivre, habiter de l'autre côté de sa vie : après tout, c'est très confortable ; on n'attend plus rien, on ne craint plus rien, et toutes les heures ressemblent à des souvenirs. C'est ce que j'ai découvert pendant l'absence de Nadine : quel repos ! Les portes de l'appartement ne claquaient plus, je pouvais causer avec Robert sans frustrer personne et veiller tard la nuit sans qu'on frappe à ma porte ; j'en profitais. J'aimais surprendre le passé au fond de chaque instant. Il suffisait d'une minute d'insomnie : la fenêtre ouverte sur trois étoiles ressuscitait tous les hivers, les campagnes gelées, Noël ; dans le bruit des poubelles remuées, tous les matins de Paris s'éveillaient depuis mon enfance. C'était toujours le même vieux silence dans le bureau de Robert tandis qu'il écrivait, les yeux rougis, sourd, insensible ; et comme il m'était familier le murmure de ces voix agitées ! Ils avaient des visages nouveaux, ils s'appelaient aujourd'hui Lenoir, Samazelle ; mais l'odeur du tabac gris, ces voix violentes, ces rires conciliants, je les reconnaissais. Le soir, j'écoutais les récits de Robert, je regardais nos bibelots immuables, nos livres, nos tableaux et je me disais que la mort était peut-être plus clémente que je ne l'avais soupçonné.

Seulement, il avait fallu me barricader dans ma tombe. Voilà que dans les rues mouillées on croisait des hommes en pyjamas rayés : les premiers déportés qui rentraient. Sur les murs, dans les journaux, des photographies nous révélaient que pendant toutes ces années nous n'avions pas même pressenti ce que signifiait le mot « horreur » ; de nouveaux morts venaient grossir la foule des morts que nos vies trahissaient ; et dans mon cabinet je voyais apparaître des survivants qui, eux, ne pouvaient pas se reposer dans le passé. « Je voudrais tant dormir une nuit sans me souvenir », suppliait cette grande fille aux joues encore fraîches, mais dont les cheveux étaient blancs. D'ordinaire, je savais me défendre ; tous les névrosés qui, pendant la guerre, avaient contenu leur folie, prenaient aujourd'hui des revanches frénétiques et je ne leur accordais qu'un intérêt professionnel ; mais devant ces revenants, j'avais honte : honte de n'avoir pas assez souffert et d'être là indemne, prête à les conseiller du haut de ma santé. Ah ! les questions que je m'étais posées me semblaient bien vaines : quel que fût l'avenir du monde, il fallait aider ces hommes et ces femmes à oublier, à se guérir. Le seul problème, c'est que j'avais beau prendre sur mes nuits, mes journées étaient bien trop courtes.

D'autant plus que Nadine est rentrée à Paris. Elle traînait après elle un grand sac de marin plein de saucissons couleur de rouille, de jambons, de sucre, de café, de chocolat ; de sa valise elle a sorti des gâteaux gluants de sucre et d'œufs, des bas, des souliers, des écharpes, des étoffes, de l'eau-de-vie. « Avouez que je ne me suis pas mal débrouillée ! » disait-elle fièrement. Elle portait une



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