Les Humeurs insolubles by Paolo Giordano

Les Humeurs insolubles by Paolo Giordano

Auteur:Paolo Giordano [Giordano, Paolo]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Seuil
Publié: 2015-03-31T22:00:00+00:00


Nous avons installé la table dans la cuisine. Emanuele l’a reconnue et contournée sans la frôler, comme s’il se demandait quel tunnel spatio-temporel elle avait emprunté depuis l’appartement de madame A., depuis le passé. Le premier soir, il a été étrange de dîner dessus : nous n’étions pas habitués à son marbre glacial, à son poli au contact de nos avant-bras. La surface claire renvoyait la lumière artificielle dans nos yeux, la pièce était soudain plus brillante.

« Il faut que je mette une ampoule moins forte, ai-je dit.

— Oui, a répondu Nora, distraite, avant d’ajouter : On a l’impression de manger avec elle, n’est-ce pas ? »

Il n’y avait pas de place pour le bahut, trop long, trop encombrant pour notre cuisine de ville. Nous l’avons rangé à la cave dans l’attente d’une nouvelle et improbable destination. Un matin, je suis descendu le nettoyer et le traiter contre les vers : j’avais remarqué de la poussière de bois très fine amoncelée dans les coins. En ouvrant les battants supérieurs, j’ai découvert, collés à l’intérieur, des articles de journaux portant une date au stylo-bille – 1975 ou 1976. Ces années-là, Renato était encore en vie, gravement diminué. Que je sache, madame A. avait reçu ce meuble d’une de ses tantes, peut-être à l’occasion de son mariage.

J’ai parcouru les titres des coupures de presse en m’efforçant d’établir un critère de sélection raisonnable :

Noires intrigues, arrestation d’un officier de police

Pentagone et CIA ont-ils provoqué la sécheresse à Cuba ?

ITT4 confirme qu’elle a financé le coup d’État anti-Allende

Les HLM seront réchauffés à l’énergie solaire

Salaire de un milliard pour le président des cosmétiques

San Giorio : décharge nauséabonde

Elle a 50 ans, et lui 67 : « Ça a été le coup de foudre »

De prime abord, ces articles – une quarantaine en tout – étaient incohérents. Seul détail évident : ce n’était pas madame A. qui les avait choisis (je doute qu’elle ait eu une idée précise de l’emplacement de Cuba et que le Pentagone ait été pour elle autre chose qu’une figure géométrique dotée de cinq côtés). Mais en promenant le regard d’un battant à l’autre, d’un entrefilet à l’autre, j’ai compris que les catégories étaient restreintes, que les articles dévoilaient quelques thématiques de fond. Je les ai comptés et répartis par sujet. Dans le calcul final, j’ai constaté non sans surprise qu’ils concernaient pour la plupart la CIA, le FBI, les relations tourmentées entre les États-Unis et Fidel Castro. Madame A. n’avait jamais, pas même dans nos dernières conversations, mentionné un intérêt particulier de Renato pour les intrigues de pouvoir. Or, les battants du bahut me présentaient un homme fasciné par le complot, qui, en fixant ces coupures de journaux côte à côte, tentait peut-être de bâtir un tableau d’ensemble qui révélât l’erreur dans laquelle la société l’avait induit. Il était même possible que cela allât plus loin, que Renato collaborât par exemple avec les services secrets – madame A. avait coutume de le décrire comme un homme imprévisible, ayant eu plusieurs vies et



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