Les Hommes de bonne volonté - L'Intégrale 7 (Tomes 22 à 24) (French Edition) by Jules Romains

Auteur:Jules Romains [Romains, Jules]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Flammarion
Publié: 2016-12-06T23:00:00+00:00

XIX

Rêverie bercée par la mer

La mer s'était mise à bouger un peu. Au surplus Jallez, que les menus du bateau, exquis et surabondants, entraînaient à des excès de nourriture, éprouvait une certaine somnolence. Il eut envie d'aller dans sa cabine et de s'allonger sur son lit. Comme c'était une cabine extérieure, il y venait de la mer une lumière froide et douce. Grâce au chauffage électrique, l'on pouvait laisser la fenêtre à demi ouverte. Il se composait alors un mélange très particulier, reconnaissable entre dix mille autres que la vie au cours des années peut vous offrir : solitude pénétrée d'un arôme de boiserie, petit ronron du bateau ponctué d'infimes craquements, légère ondulation du lieu, légère pâmoison des lignes, souffles d'air frais à la fois continus et fluctuants ; sentiment de la mer toute proche, déployée sans limites, gagnée par la fin du jour, et que les yeux imaginent sans la voir à l'aide du ciel qui est au-dessus ; détente à peine frileuse du corps, torpeur rêveuse de la tête, qui tout à l'heure quand vous étiez debout aspirait à un profond sommeil, et maintenant que vous êtes couché redevient paresseusement lucide, se gorge d'isolement et de protection comme dans un nid, se sent prête à accepter pour l'infini des temps la perpétuation de cet état, où la pensée trouve à s'entretenir avec elle-même un intérêt inépuisable, où le corps n'est plus là que pour satisfaire à certaines conditions mystérieusement obligatoires de l'existence, assurer votre rattachement au décor qui a bien son charme, et fournir en outre à l'esprit une espèce de profondeur douillette sur laquelle il s'appuie et qu'il va même parfois explorer d'un tentacule distrait.

« Pourquoi cette conversation avec le banquier-machiavel m'a-t-elle laissé, outre de l'agacement et une saveur générale de pessimisme, une sorte de satisfaction sournoise, dont je ne suis pas fier, dont j'aimerais autant ne pas me rendre compte ? Après tout, et comme je l'avais au reste prévu, cela m'amuse que de vieux travers de Jerphanion, dont j'ai parfois souri in petto, ou que j'ai ouvertement raillés, soient reconnus par des tiers distants. Pas très grave jusque-là. Il ne faudrait pas que je fusse rassuré de m'entendre dire que ce n'est pas à une destinée de vraiment première grandeur qu'il est promis. Car alors ce ne serait plus joli du tout ; ce serait de l'envie sous sa forme la plus basse. Et Jerphanion est mon meilleur ami. Il l'est demeuré, mais oui, depuis bientôt vingt ans. Il n'y a donc personne au monde envers qui j'aie davantage le devoir de ne pas nourrir des pensées vilaines. Je n'ai même pas l'excuse d'avoir à me plaindre de mon sort. Un homme pourchassé par le guignon, dont le meilleur ami ne cesserait de monter… soit, à la rigueur… Je crois que je suis en train de me calomnier par raffinement… D'abord, une pensée d'envie, toute spontanée, l'on n'en est pas plus responsable que d'une démangeaison ou d'une colique. C'est humain ; et cela passe. Quand

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