Les charniers by Camille Lemonnier

Les charniers by Camille Lemonnier

Auteur:Camille Lemonnier [Lemonnier, Camille]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: La Bibliothèque électronique du Québec
Publié: 2014-02-17T17:02:50+00:00


XXIII

Il arriva qu’on parla de la guerre de laquelle, jusqu’alors, on n’avait soufflé mot. Un changement se produisit sur-le-champ. Le petit homme bleuit tout à coup comme un sanguin frappé d’apoplexie.

L’autre, chauffé à blanc du même coup, prit les pincettes et se mit à taper dans une grande glace qui était sur la cheminée, en criant de toutes ses forces : Ya ! cochons ! ya !

Cette soudaine métamorphose nous fit bien voir ce qu’il y a de placidité tout à la fois et de fureur dans ce multiple caractère germain, si lourd et si éveillé, toujours un peu cosaque en dépit de sa bonhomie et de sa somnolence. Ces bons garçons de tantôt roulaient épouvantablement la prunelle et nous eussent battus pour un mot dit de travers ; mais, en dépit de la démangeaison qui nous poussait à élever la voix, nous nous tînmes cois, étudiant les jeux de cette transformation.

Les deux amis, qui après tout avaient de l’éducation et du sens, étaient convaincus que la barbarie régnait en France et la civilisation en Allemagne. Ils rêvaient l’extermination de la France et nous disaient dans leur fureur que les femmes françaises elles-mêmes, « ces pourritures », devaient être fusillées comme les hommes. Les placards et les ordres du jour émanant du quartier général les entretenaient d’ailleurs, eux et toute l’armée, dans un leurre permanent. C’est ainsi qu’ils nous affirmaient que les Français étaient des monstres hachant en morceaux les prisonniers et jetant du salpêtre dans les plaies des blessés. La crainte de tomber dans ces supplices leur donnait un excès de fureur et les affolait à l’heure des combats.

L’histoire jugera un jour les supercheries dignes des Persans, au moyen desquelles on soûlait de sang et de fureur des êtres naturellement humains.

Tandis que les deux compères criaient en tapant dans leurs paumes et sur les tables, on entendait le pas des patrouilles sur la chaussée, des galops de chevaux, des commandements, des traînements de sabres. Les hurlements des blessés dans le lazaret voisin augmentaient à mesure que montait la lune. Des chiens aboyaient.

À minuit, on bourra le feu ; et chacun, ayant pris ses aises dans son fauteuil, l’un après l’autre laissa tomber la tête : bientôt la chambrée entière ronfla.

Au matin, ayant fourré en dormant ma botte dans le feu, je sentis une cuisson au pied et je m’éveillai. Le petit jour gris pénétrait dans la chambre et laissait voir à travers la fumée des pipes les postures bizarres des dormeurs. Dehors, le ciel verdelet et pâle se teintait de filets rouges comme la bile d’un malade et une tranche de lumière aigre blanchissait la crête des toits par dessus la chaussée encore noire. Au loin, les trompettes sonnaient la diane dans les camps.

En quelques instants, tout le monde fut debout : les officiers bouclaient leur ceinture et nous boutonnions nos paletots.

Le gros homme à lunettes bleues tira alors d’une valise un petit sac en papier jaunâtre et se mit à cligner de l’œil de notre côté, malicieusement. Après le sac il tira une chausse en feutre, et finalement une cafetière.



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