Les carnets de Malte Laurids Brigge by Rilke Rainer Maria

Les carnets de Malte Laurids Brigge by Rilke Rainer Maria

Auteur:Rilke, Rainer Maria [Rilke, Rainer Maria]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Littérature Tchèque
Éditeur: Bibliothèque d'Onega - lien privé -
Publié: 2011-09-22T22:35:00+00:00


Mon Dieu, mon Dieu, si de telles nuits encore m’attendent, laissez-moi du moins une de ces pensées que parfois je pouvais poursuivre. Ce n’est pas trop déraisonnable d’implorer cela ; car je sais qu’elles naissaient précisément de la peur, parce que ma peur était trop grande. Lorsque j’étais encore un enfant ils me frappèrent au visage et me dirent que j’étais lâche. C’était parce que ma peur n’avait encore aucune valeur. Mais depuis lors j’ai appris à avoir peur d’une peur véritable, qui ne grandit que comme grandit la force qui la produit. Nous ne pouvons mesurer cette force que par notre peur. Car elle est si inintelligible, si entièrement dirigée contre nous que notre cerveau se décompose à l’endroit où nous nous efforçons de la penser. Et cependant depuis quelque temps je crois que c’est notre force à nous, toute notre force qui est encore trop grande pour nous. Il est vrai que nous ne la connaissons pas, mais n’est-ce pas ce qui nous appartient le plus dont nous savons le moins ? Quelquefois je songe comment le ciel est devenu, et comment la mort : nous avons éloigné de nous nos biens les plus précieux, parce que nous avions encore tant d’autres choses à faire auparavant, et parce qu’ils n’étaient pas en sécurité chez nous, gens trop absorbés. À présent des temps sont révolus et nous nous sommes habitués à des biens moindres, nous ne connaissons plus notre bien, et nous nous effrayons de son extrême grandeur. N’est-ce pas possible ?

*

D’ailleurs je comprends parfaitement que l’on conserve au fond de son portefeuille le récit d’une heure d’agonie, tant d’années durant. Il ne serait même pas nécessaire qu’elle fût particulièrement choisie. Elles ont toutes quelque chose de presque rare. Ne peut-on par exemple se représenter quelqu’un qui copierait un récit de la mort de Félix Arvers ? Il était à l’hôpital. Il mourut doucement et paisiblement, et la religieuse le croyait peut-être plus avancé qu’il n’était en réalité. Elle cria très fort un ordre quelconque vers le dehors en indiquant où se trouvait tel ou tel objet. C’était une nonne illettrée et assez simple ; elle n’avait jamais vu écrit le mot « corridor » qu’à cet instant elle ne put éviter ; il arriva ainsi qu’elle dit « collidor » parce qu’elle croyait qu’il fallait prononcer ainsi. Alors Arvers repoussa la mort. Il lui semblait nécessaire d’éclaircir d’abord ceci. Il devint tout à fait lucide et lui expliqua qu’il fallait dire « corridor ». Puis il mourut. C’était un poète, et il haïssait l’à peu près ; ou, peut-être, la vérité lui importait-elle seule ; ou encore il était fâché de devoir remporter comme dernière impression que le monde continuait à vivre si négligemment. Il ne sera sans doute plus possible de trancher ces questions. Mais qu’on ne croie pas surtout qu’il agît ainsi par pédanterie. Sinon, le même reproche atteindrait aussi Saint Jean-de-Dieu qui sursauta en pleine agonie et arriva juste à temps pour détacher au jardin



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