Les arpenteurs du monde by Kehlmann Daniel

Les arpenteurs du monde by Kehlmann Daniel

Auteur:Kehlmann, Daniel [Kehlmann, Daniel]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Littérature Allemande
ISBN: 9782742780617
Éditeur: Bab06 - TAZ
Publié: 2008-12-31T23:00:00+00:00


LA MONTAGNE

A la lumière d’une petite lampe à huile, tandis que le vent faisait voler de plus en plus de flocons de neige, Aimé Bonpland essayait d’écrire une lettre à sa famille : lorsqu’il songeait aux mois écoulés, il lui semblait qu’il avait derrière lui des dizaines de vies se ressemblant toutes et dont aucune ne valait la peine d’être revécue. La navigation sur l’Orénoque lui apparaissait comme quelque chose qu’il avait lu dans les livres, la Nouvelle-Andalousie était une légende venue de la nuit des temps, l’Espagne un simple mot. A présent, il allait mieux ; certains jours, il n’avait déjà plus de fièvre, et les rêves dans lesquels il étranglait, hachait, fusillait, brûlait, empoisonnait ou enterrait sous des cailloux le baron von Humboldt se faisaient également plus rares.

Bonpland réfléchit en mordillant sa plume. Un peu plus haut sur la montagne, entouré de mulets endormis, les cheveux couverts de givre et d’un peu de neige, Humboldt faisait des calculs pour déterminer leur position à l’aide des lunes de Jupiter. A genoux, il tenait en équilibre le tube de verre du baromètre. A côté de lui dormaient, enveloppés dans des couvertures en laine, leurs trois guides de montagne.

Le lendemain, poursuivit Bonpland, ils avaient l’intention de venir à bout du Chimborazo. Pour le cas où ils n’y survivraient pas, le baron von Humboldt lui avait vivement conseillé d’écrire une lettre d’adieu, car, disait-il, il était indigne de mourir ainsi, sans la moindre conclusion. Sur la montagne, ils ramasseraient des cailloux et des plantes ; même à cette altitude, on trouvait des végétaux inconnus : ces derniers mois, il en avait disséqué beaucoup trop. Le baron prétendait qu’il existait seulement seize espèces de base, mais il faut dire aussi qu’il arrivait bien à reconnaître les espèces ; à lui, Bonpland, elles semblaient innombrables. Une grande partie de leurs échantillons, parmi lesquels trois cadavres très anciens, avaient été embarqués à La Havane sur un bateau à destination de la France, et ils avaient expédié par un deuxième bateau les herbiers et tous leurs croquis au frère du baron von Humboldt. Trois semaines plus tôt, ou peut-être six, les jours passaient si vite, il ne s’y retrouvait plus, ils avaient appris que l’un des bateaux avait coulé à pic. Le baron von Humboldt avait vécu quelques journées difficiles, mais il avait ensuite déclaré qu’on n’en était encore qu’au début. Quant à lui, Bonpland, cette perte l’avait moins touché, car sa fièvre était alors si forte qu’il avait seulement une vague idée de l’endroit où il se trouvait, et de qui faisait quoi. Il avait passé le plus clair de son temps à combattre des mouches et des araignées mécaniques dans ses cauchemars. Il s’efforçait de ne pas repenser à tout cela et espérait juste que le bateau qui avait sombré n’était pas celui qui transportait les cadavres. Il avait passé tellement d’heures avec eux que vers la fin de leur navigation sur le fleuve il voyait en eux non plus une simple cargaison, mais des compagnons silencieux.



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