Le Temps gagné by Enthoven Raphaël

Auteur:Enthoven, Raphaël [Enthoven, Raphaël]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Humensis
Publié: 2020-08-16T22:00:00+00:00

Cette hypothèse était facilitée par deux souvenirs.

Celui du jour où – je devais avoir dix ans – je fus suivi dans la rue par un grand type dégingandé qui, sans me demander mon avis, me prenait en photo. Comme je n’arrivais pas à me débarrasser de l’importun, qui avait calé ses pas sur les miens et me shootait chaque fois que je tentais de voir s’il était encore là, je finis par me retourner tout entier, l’air innocent. Il me dit qu’il « aimait bien prendre en photo les jolies filles » et me proposa, si je lui donnais mon adresse, de m’envoyer ses clichés. Le type avait un polaroïd. Il aurait pu me donner dans l’instant ses clichés. Mais je n’insistai pas. J’avais trop peur.

Mon adresse dans la poche, il avisa une échelle, posée sur le mur du Procope, cour de Rohan, me demanda de me tenir devant elle, un pied posé sur le premier barreau, prit sa petite photo et, tout en l’aidant à sécher d’un battement, dit au revoir et partit. En entrant chez Isidore, je n’avais pas seulement l’impression d’avoir commis une imprudence mais d’avoir été souillé, et qu’à mon corps défendant on m’avait imposé une sorte de caresse. J’avais mal au cœur, la tête me brûlait, je tombai sur ma mère, à qui je fis immédiatement, comme on s’autorise à respirer, le récit de cette petite agression. Or, au moment où le photographe me demande mon adresse, ma mère, qui avait mille choses en tête et ne m’avait croisé qu’à regret, m’interrompit d’un air absolument distrait : « Ah ben, heureusement que tu sais qu’on ne doit jamais donner son adresse ! » Heureusement. Ma mère s’était épargné la suite de mon histoire en décrétant son épilogue. Je restai coi. Au lieu de quitter mon cœur, mon imprudence, que j’avais étonnamment convaincue d’en partir, trouva oreille close au seuil de l’aveu et revint s’installer en moi. Quelques jours plus tard, je reçus à l’adresse indiquée une enveloppe lambda avec, à l’intérieur, la bobine inquiète d’un enfant beau comme une fille qu’on oblige à prendre la pose devant une échelle. Et ce fut tout.

Le second souvenir est plus désagréable.

J’avais treize ans, j’étais au fond d’une salle de cinéma avec Genah, quand un type vint s’asseoir sur la seule rangée, vide, qui se trouvait derrière nous et se mit à frotter du tissu (c’est tout ce que mon oreille acceptait d’en percevoir). Tout en serrant l’épaule de ma petite amie, je dardai mes yeux sur l’écran pour ne pas me retourner. Quand il eut fini son affaire, mon dégueulasse se mit à caresser doucement la manche du Chevignon brun que je n’enlevais que pour dormir.

S’il était plutôt facile de faire semblant de n’avoir pas entendu qu’il se branlait derrière moi, il devenait difficile de faire comme si le pervers n’était pas en train de me caresser le blouson. Je n’avais plus le choix. Mais comme j’avais très peur et qu’incontestablement quelque chose était en train de se

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