Le quintette de Buenos Aires by Manuel Vázquez Montalbán

Le quintette de Buenos Aires by Manuel Vázquez Montalbán

Auteur:Manuel Vázquez Montalbán [Montalbán, Manuel Vázquez]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Policier
Publié: 1997-01-14T16:00:00+00:00


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Le fils naturel de Jorge Luis Borges

Dans la plus vieille zone portuaire de Buenos Aires, au-delà de La Boca touristique, un homme aux quarante ans mal vêtus et mal soignés, bien que quelque chose dans ses manières trahisse ce qu’on appelait autrefois une « bonne éducation » ou peut-être simplement les gestes du secret. Il regarde avec méfiance d’un côté de la rue, puis de l’autre. Il pénètre finalement par la porte ouverte à tous vents d’un des entrepôts à l’abandon. Hésitant, il cherche un coin, aucun ne le satisfait, mais peu à peu il se sent chez lui et commence à préparer une seringue, suivant en cela le rituel de l’héroïne. Il se pique. Son visage perd progressivement en anxiété et acquiert une expression de plaisir. Un autre homme le suit. Une lumière venant de derrière empêche de voir sa tête. Le visage du drogué exprime maintenant le bonheur et la confiance. Soudain, du nouvel arrivant jaillissent un bras et un poing, directement vers le visage du drogué, qui reçoit les coups sans crier. Ses yeux voyageurs voient venir le poing qui les ferme avec accompagnement d’obscurités et d’échappées d’étoiles. Une douzaine de coups de poing atteignent la victime à la tête, assénés par un agresseur de plus en plus furieux. À la fin, le corps est étendu par terre, à côté des pieds sages, prudents, dirait-on, du bourreau.

Plafonds à caissons, albâtres, marbres, lustres de cristal. Scène théâtrale pour une conférence de presse. Les caméras de télévision, journalistes du rang, radioreporters aux lèvres collées à un micro phallique, l’électricité errante des événements importants et, tout à coup, on entend le diapason des inévitables péripéties et, comme descendue du ciel, une voix profonde et obscure récite :

Le cercle du ciel mesure ma gloire.

Les bibliothèques de l’Orient se disputent mes vers.

Les émirs me recherchent pour m’emplir d’or la bouche.

Les anges savent déjà par cœur mon dernier zéjel.

Mes outils de travail sont l’humiliation et l’angoisse.

Plût au ciel que je fusse mort-né.

Journalistes déboussolés, et pas seulement les journalistes sportifs, obligés ce jour-là de couvrir un événement annoncé comme patriotique et littéraire, nez en l’air, en quête de l’origine de la voix d’un Dieu aussi exotique. Au moment précis où se termine la déclamation, de derrière une tenture apparaît un géant, on dirait Jorge Luis Borges en personne.

— Borges ! s’écrient ceux qui ignorent ou ont oublié que le poète est mort.

Théâtralement, le colosse domine la situation et profite du mouvement de foule pour se planter au centre de l’estrade, regarder gravement les journalistes et annoncer de sa voix borgienne :

— Mesdames et messieurs, je m’appelle Ariel Borges et je suis le fils naturel de Jorge Luis Borges.

Murmures, chuchotements, un ou deux sifflements, mais le soi-disant fils de Borges lève les bras pour imposer le silence.

— Je suis l’événement du siècle et je vais même vous offrir gracieusement le titre de vos articles : Le secret le mieux gardé de la littérature universelle.

Flashes, projecteurs et caméras. Devant le prétendu Ariel Borges se bousculent les magnétophones des journalistes, les micros, les questions.



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