Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot by Alain Corbin

Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot by Alain Corbin

Auteur:Alain Corbin [Corbin, Alain]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Sciences humaines
Éditeur: Flammarion
Publié: 2016-09-15T04:00:00+00:00


7

Le passé décomposé

Comment imaginer la manière dont Louis-François Pinagot a pu se construire une représentation du passé1 ? Nous ne parlerons pas, à son propos, de savoir historique puisque cela eût impliqué, dans son esprit, une répartition des éléments de ce savoir en périodes clairement distinguées dans le cours continu du temps ; à moins que l'on n'entende par connaissance historique un ensemble désordonné de récits et de commentaires oraux, peu à peu enregistrés par la mémoire, souvent aiguisée, d'un pauvre analphabète. On peut en effet penser que le ressassement, à la veillée, d'histoires et de jugements sentencieux ont fini par colorer, dans son esprit, des époques confusément perçues comme successives, mais sans nette conscience d'une chronologie, sans véritable capacité à historiciser.

Un tel savoir, aussi chaotique fût-il, se trouvait ordonné par l'horizon spatial d'analyse et de référence qui était le sien et qui constituait le cadre des histoires entendues. Il nous faut, à ce propos, tenir compte de la prégnance de la forêt et du bocage d'Origny, du statut d'analphabète et de tout ce qui, chez Louis-François Pinagot, déterminait la manière d'interpréter les témoignages portés sur le passé ; sans oublier son appartenance sociale, sa position de journalier indigent et de sabotier allié à des agriculteurs.

Un ensemble de questions difficiles se posent en la matière. Il importe de les formuler et d'inviter à réfléchir aux manières de les résoudre. Selon quelle perception de la distance ou, si l'on préfère, de la profondeur temporelle un tel savoir a-t-il pu s'élaborer ? Selon quel(s) comput(s) dominant(s) s'ordonnaient les récits entendus ? S'agissait-il de références au temps écologique de la forêt et du bocage ou de repères inspirés par l'histoire de la famille, de la localité, voire de la nation ? Quel mode de liaison intime nouait, dans l'esprit de Louis-François, les récits du passé et les marqueurs des espaces familiers ? Quel était son désir ou sa capacité de distinguer l'histoire de la légende, alors que tant d'observateurs cultivés soulignent, en ce milieu paysan du premier XIXe siècle, le foisonnement d'un légendaire contemporain de l'élaboration d'une histoire savante ?

Par quels canaux les linéaments de ce savoir composite sur le passé se diffusaient-ils ? La quête, devenue habituelle, de la médiation culturelle se révèle, en la matière, très réductrice puisqu'elle ne s'effectue qu'en fonction du schème de la coulée, de la descente d'un savoir des élites en direction des masses et qu'elle oblitère, du fait de ce postulat, bien des mécanismes horizontaux de transmission des connaissances et des appréciations, qui possédaient leurs logiques propres.

À l'évidence, nous sommes, sur tous ces points condamnés à la conjecture. Nous allons donc postuler. Mais, tout compte fait, quel historien peut se targuer d'agir autrement ? Notamment lorsque, à l'inverse, il suppose que tous les êtres qui vivent une même époque la saisissent dans ses scansions, selon des logiques et selon des lectures qui sont celles de la communauté des historiens ; procédé réducteur qui autorise, il est vrai, l'élaboration d'un savoir aisé à partager et à transmettre.



Télécharger



Déni de responsabilité:
Ce site ne stocke aucun fichier sur son serveur. Nous ne faisons qu'indexer et lier au contenu fourni par d'autres sites. Veuillez contacter les fournisseurs de contenu pour supprimer le contenu des droits d'auteur, le cas échéant, et nous envoyer un courrier électronique. Nous supprimerons immédiatement les liens ou contenus pertinents.