Le Monde d'hier by Stefan Zweig

Le Monde d'hier by Stefan Zweig

Auteur:Stefan Zweig [Zweig, Stefan]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Essai
ISBN: 9782251200347
Éditeur: Belfond
Publié: 2012-05-04T22:00:00+00:00


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Dans la petite station balnéaire près d’Ostende, Le Coq, où je voulais passer deux semaines avant de me rendre comme chaque année dans la maisonnette de campagne de Verhaeren, régnait la même insouciance. Les gens heureux de leurs congés étaient allongés sur la plage sous leurs tentes bariolées ou se baignaient ; les enfants lâchaient des cerfs-volants ; devant les cafés, les jeunes gens dansaient sur la digue. Toutes les nations imaginables se trouvaient rassemblées en paix, on entendait beaucoup parler allemand — en particulier, car, ainsi que tous les ans, c’était sur la côte belge que la Rhénanie, toute proche, envoyait le plus volontiers ses vacanciers d’été. Le seul trouble était causé par les petits marchands de journaux qui hurlaient, pour mieux vendre leur marchandise, les manchettes menaçantes des feuilles parisiennes : « L’Autriche provoque la Russie45 », « L’Allemagne prépare la mobilisation46 ». On voyait s’assombrir les visages des gens qui achetaient les journaux, mais ce n’était jamais que pour quelques minutes. Après tout, nous connaissions depuis des années ces conflits diplomatiques ; ils s’étaient heureusement toujours apaisés à temps, avant que cela devînt sérieux. Pourquoi pas cette fois encore ? Une demi-heure après, on voyait déjà les mêmes personnes s’ébrouer de nouveau joyeusement et barboter dans l’eau, les cerfs-volants remontaient, les mouettes battaient des ailes, et le soleil riait clair et chaud sur le pays paisible.

Cependant, les nouvelles les plus graves s’accumulaient et se faisaient de plus en plus menaçantes. D’abord l’ultimatum de l’Autriche à la Serbie, la réponse évasive, les télégrammes échangés entre les monarques et finalement les mobilisations à peine déguisées. Je ne pus plus tenir dans ce petit lieu écarté. Je me rendais tous les jours à Ostende par le petit train électrique, pour être plus à portée des nouvelles ; et elles étaient toujours pires. Les gens se baignaient encore, et les hôtels étaient encore pleins, les vacanciers se promenaient encore en foule sur la digue, riant et bavardant. Mais pour la première fois, un élément nouveau s’ajouta au tableau. Brusquement, on vit surgir des soldats belges qui, en temps ordinaire, ne venaient jamais sur la plage. Les mitrailleuses étaient — particularité curieuse de l’armée belge — traînées par des chiens sur de petites voitures.

J’étais alors installé dans un café avec quelques amis belges, un jeune peintre et l’écrivain Commelynck. Nous avions passé l’après-midi chez James Ensor, le plus grand peintre moderne de la Belgique, un homme très singulier, solitaire et renfermé, qui était bien plus fier des mauvaises petites polkas qu’il composait pour des fanfares militaires que de ses peintures fantastiques esquissées dans des tons éclatants. Il nous avait montré ses œuvres, d’assez mauvaise grâce à vrai dire, car il était tourmenté par la crainte bouffonne que quelqu’un voulût lui en acheter une. Son rêve était en fait, me dirent mes amis en riant, de les vendre très cher et cependant de pouvoir les garder toutes, car il tenait avec la même âpreté à l’argent qu’à chacune de ses toiles. Chaque fois qu’il en cédait une, il restait désespéré pendant plusieurs jours.



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