Le lambeau by Philippe Lançon

Le lambeau by Philippe Lançon

Auteur:Philippe Lançon
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Editions Gallimard
Publié: 2018-05-06T16:00:00+00:00


CHAPITRE 13

Calendrier statique

Maintenant que les présentations avec le VAC sont faites, voici une partie du calendrier correspondant à notre vie commune. La sonde gastrique, ou gastrostomie, nous rejoint dès le lendemain de la pose du VAC pour former un délicat ménage à trois. Ce calendrier n’est pas un journal, car il est reconstitué. J’écris de nombreux mails à cette époque. Je note des faits, avant tout des détails pratiques, des phénomènes physiques, mais je ne tiens pas de journal. Le seul journal est celui, quand je peux parler, du récit fait en léger différé à mes visiteurs, et, quand je ne peux pas, de mes questions et remarques par ardoise interposée. J’épuise ce dont je parle, j’efface ce que j’écris. Je ressemble à l’artiste Marcel Broodthaers dans ce petit film muet, en noir et blanc, qu’il a tourné en 1969 et intitulé La Pluie. Broodthaers est assis derrière une caisse, sur laquelle se trouvent un encrier et une feuille de papier blanc. Il écrit je ne sais quoi avec le plus grand sérieux, et il l’écrit sous une pluie battante. Les phrases sont aussitôt diluées, mais Broodthaers continue, avec calme, à en écrire d’autres, aussitôt effacées. C’est l’un de mes films préférés.

La mort de la grand-mère continue de rythmer les descentes au bloc. Il ne s’agit pas de ma grand-mère maternelle, née paysanne du Berry, morte vingt ans avant plus mince et plus légère qu’une poupée, six mois après s’être évanouie dans mes bras, chez elle, telle une héroïne romantique, donc dénutrie. Ni de ma grand-mère paternelle, née à Rio d’un aventurier plus ou moins affairiste et mythomane, morte trente ans plus tôt, d’une crise cardiaque à sa table, seule, et dont le visage déformé, vingt fois retravaillé à la suite d’un accident, m’accompagne en éclaireur et en concurrent depuis le 7 janvier. Ni de ma troisième grand-mère, née dans une famille bourgeoise du Nord, jeune épouse de mon arrière-grand-père, morte la même année que ma grand-mère paternelle, d’une foi de fer et dont j’ai parlé plus haut. Chacune de ces grands-mères me rend visite pendant ces mois hospitaliers, selon son humeur ou selon mes dérives. Je les consulte pour ce qu’elles ont vécu et ce qu’elles ont été. Il arrive qu’elles me répondent. Elles ont appartenu à un monde sans bruit, dans cette chambre elles sont plus proches de moi que la plupart de mes contemporains. Chaque jour qui passe me rapproche de leurs sourires, de leurs odeurs, de leurs eaux de Cologne, de leurs cheveux gris et blancs bien coiffés, de leurs sourcils épilés, de leur siècle, de leurs vies minuscules. Comme moi, elles vivent dans un univers dense, à l’air raréfié, où le peu qui entre fait l’objet de multiples procédures et doit se soumettre à des habitudes. Mais celle qui me prépare avant le bloc est une fois de plus la grand-mère du narrateur dans la Recherche. Toutefois, contrairement aux lettres de Kafka, elle ne me suit pas sous le drap du brancard jusqu’au monde d’en bas.



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