Le Joueur de quilles by Alain Beaulieu

Le Joueur de quilles by Alain Beaulieu

Auteur:Alain Beaulieu
La langue: fra
Format: epub
Tags: Roman
ISBN: 978-2-7644-1726-3
Éditeur: Québec Amérique
Publié: 2012-07-21T16:00:00+00:00


16 décembre

Un monstre préoccupé

Une neige gorgée d’eau tombe sur Québec. Parce que les chasse-neige la poussent en remblai en bordure des routes, j’ai toutes les misères du monde à me trouver un espace de stationnement. C’est sans compter que, pendant les heures d’affaires, Saint-Roch est devenu un quartier surpeuplé. Là où il n’y avait que des putes en manque de clients et des petits magouilleurs en manque de putes défile aujourd’hui une armada de cravates et de tailleurs. Il y a encore quelques vestiges de la vieille époque à travers le troupeau — Coco qui a bien maigri ces derniers temps dans son pantalon de jogging défraîchi, le vieux marathonien dont le corps penche de plus en plus vers l’avant, Ange-Aimée-Trente-sous qui, bien malgré elle, entretient sa légende —, mais, comme le chantait Dylan, « le monde et les temps changent ».

Ceux qui, devant tous ces chambardements, nous parlent de progrès nous rient en plein visage. Il s’agit davantage d’une expropriation de territoire faite à même l’argent de nos taxes par la petite-bourgeoisie qui pousse les pauvres vers les ghettos périphériques de Saint-Sauveur et de Limoilou pour prendre toute la place.

J’imagine que le restaurant de Rémi Belleau ne résistera pas longtemps à la vague.

Quand j’y entre, Monique me salue de la main. Avec son crayon planté sur l’oreille, elle ressemble à Lisa Minelli en plus jolie. Mon magnétophone en bandoulière, je secoue mes bottes et me dirige vers le petit salon privé quand elle me bloque le chemin.

— Rémi va être en retard, dit-elle en s’appuyant sur mon bras.

— C’est pas grave, j’ai apporté mon journal.

— Mais l’autre est là, ajoute-t-elle à voix basse.

— L’autre ?

— Daniel.

— Le monstre ? échappé-je.

— Il vous attend. Il me l’a dit. J’ai pensé vous prévenir. Vous auriez pu faire un maudit saut en le voyant là, non ?

— Oui, c’est gentil. Il est comment ? En forme, bougon ?

— Je dirais… préoccupé.

Je regarde autour de moi et je réfléchis un moment. Je n’ai jamais eu de tête-à-tête avec le frère de Rémi et je ne peux pas dire que cela m’enchante.

D’abord, ce type est incapable de soutenir une conversation. Ce n’est pas de sa faute, il ne peut compter que sur cent cinquante mots pour exprimer le fond de sa pensée, et comme celle-ci éprouve déjà certaines difficultés à s’organiser, tout échange relève de l’exploit.

Ensuite, son corps disproportionné m’indispose au plus haut point. Je ne me suis jamais habitué à sa tête ronde avec ses yeux rapprochés qui louchent sans arrêt au-dessus de son nez large et fissuré, à ses épaules toujours à l’étroit dans ses complets de tweed gris, à ses mains lourdes, à ses doigts boudinés aux ongles longs et sales ni à ses cuisses larges comme des troncs d’homme.

Enfin, j’ai toujours su que Daniel ne m’aimait pas, et j’imagine que c’est ce qu’il veut m’avouer ce matin. Mais comme je ne sais pas avec quel degré de civilité — disons ça comme ça — il compte me faire cet aveu, j’hésite à le rejoindre.



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