Le jardin des sens by Nathalie Nabert

Le jardin des sens by Nathalie Nabert

Auteur:Nathalie Nabert [Nabert, Nathalie]
La langue: fra
Format: epub
ISBN: 9782226237699
Éditeur: Albin Michel
Publié: 0101-01-01T00:00:00+00:00


Le baptême des larmes

L’humeur noire de la mélancolie, avec ses mouches mortes, ses pensées nauséabondes et obsessionnelles qui assèchent le cœur et la langue, expérimentée comme l’épreuve de la pire des infirmités, est un des lieux de l’imaginaire qui affecte la vue et l’odorat. Les larmes y jouent un grand rôle. Elles manifestent souvent le débordement de l’impuissance face aux attaques des pensées mauvaises, signes d’une sensibilité affectée et d’une désolation intérieure, comme le remarque Guillaume de Saint-Thierry dans sa Lettre aux frères du Mont-Dieu au chapitre de l’« âme infortunée » : « Et qui aspire déjà à la liberté ne peut se débarrasser des phantasmes qui l’assaillent, non plus que des pensées coupables, absorbantes ou frivoles qui surgissent de toutes parts. De là aux heures de la psalmodie, de l’oraison et des autres exercices spirituels, dans le cœur du serviteur de Dieu – même s’il proteste et se défend – un tournoiement d’images, un grouillement de pensées fantastiques. Oiseaux immondes, perchés ou voletant en rond, elles arrachent en entier le sacrifice de dévotion des mains qui le tiennent, ou souvent elles le souillent au point de provoquer les larmes de celui qui l’offre189. »

Parfois, bien au contraire, les larmes disparaissent, comme desséchées par le feu de la méridienne, et leur absence devient alors comme la trace impalpable et presque insoutenable d’un dérèglement du cœur profond qui n’est plus touché par Dieu. Martin de Laon, au XIIIe siècle, se plaint amèrement d’avoir perdu le don des larmes qu’il avait reçu dans son premier état monastique, avant d’être chartreux190, et Denys le Chartreux prétend que, si les larmes naturelles ne viennent pas, il faut rechercher les larmes spirituelles : « Néanmoins, quand les larmes corporelles ne viennent de leur plein gré, ni ne coulent d’elles-mêmes, on ne doit immodérément s’efforcer à les avoir, mais suffisent les larmes spirituelles, intérieures et flamboyantes, affections enflammées en l’amour de Dieu et fleuves de désirs191. » Quant à Jean-Juste Lansperge, au XVIe siècle, devant les lueurs d’un humanisme menaçant de triompher de la sensibilité lacrymale léguée au monachisme occidental par les Pères du désert, il invoque la vertu bienfaisante des larmes contre les froideurs du cœur : « Enflammez mon cœur très froid afin que je verse des larmes jour et nuit192. »

Cet écoulement est la marque de l’assouplissement des âmes insensibles et la démonstration que les progrès de la vie intérieure sont incompatibles avec la dureté de caractère. À la fin du XIVe siècle, Michel de Prague avait déjà utilisé cet argument du combat des larmes contre la dureté du cœur, dans son Remediarium, toujours soucieux d’analyser les causes des phénomènes qu’il décrivait : « Les paroles de la prière ne peuvent exercer leur pouvoir sur l’insensibilité, ni modeler l’âme insensible aux larmes, ni engendrer le gémissement, ni blesser le cœur. En effet, par sa dureté l’insensibilité ferme la porte des larmes comme par des pierres, les empêchant de jaillir par l’œil193. » Ce jaillissement est la manifestation d’un cœur qui écoute. Car



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