Le Grand Monde by Lemaitre Pierre

Le Grand Monde by Lemaitre Pierre

Auteur:Lemaitre, Pierre [Lemaitre, Pierre]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Calmann-Lévy
Publié: 2022-01-24T23:00:00+00:00


Le Corps expéditionnaire occupait une sorte de fort assez brinquebalant, vivier de soldats de différentes unités, aussi relâchés dans leurs tenues que déterminés dans leurs actions. C’était un ensemble étrange de torses nus, de tatouages, de regards bleus, de peaux mates, d’uniformes à la couleur passée, de linge sur des cordes, de concours de bras de fer sur des caisses en bois, d’armes graissées, de bâches tendues sur des piquets où l’on s’accroupissait pour jouer aux cartes, avec, traversant tout cela d’un grand pas tranquille, un surprenant aumônier, moitié légionnaire arborant une imposante barbe en tablier de sapeur, moitié prélat, énorme croix dorée rivée au torse comme le numéro de dossard d’un coureur cycliste.

Étienne marqua le pas un court instant.

Là-bas, qui venait de lui tourner le dos, il avait reconnu le légionnaire d’une cinquantaine d’années assez petit, large d’épaules, au visage rectangulaire et aux yeux clairs qui, près de la terrasse du Camerone, à Saigon, lui avait annoncé la mort de Raymond.

Étienne était persuadé que le soldat l’avait reconnu et s’était détourné.

Ce qui l’avait conduit jusqu’ici, c’était l’espoir inconscient de voir cet homme qui, peut-être, lui désignerait l’endroit où l’on avait retrouvé Raymond et ses camarades, la petite vallée dégagée évoquée dans le rapport militaire. Il n’était évidemment pas question de le demander officiellement à Philippe de Lacroix-Gibet ni au délégué du gouvernement puisqu’il n’était pas censé avoir lu ce rapport. Ce soldat discret, mais fuyant était son seul espoir. Mais il apprit bientôt par les militaires que cette unité de la Légion achevait sa mission à Hiển Giang et repartirait dans quelques heures pour Saigon. Non seulement le vieux soldat s’était montré fuyant, mais il repartait précisément à l’instant où Étienne arrivait.

C’était un voyage pour rien.

La pluie avait détrempé la cour quelques heures auparavant, mais la chaleur était vite revenue, la terre battue était percée, ici et là, de mares boueuses que l’on contournait, et c’était, sur cette vaste esplanade, comme un jeu de grandes îles flottantes entre lesquelles le personnel zigzaguait, sautait, glissait et jurait.

C’est à l’extrémité de ce fort qu’avait été érigé un grand pavillon qui abritait, au rez-de-chaussée, l’administration militaire et, à l’étage, les vastes appartements du colonel où Étienne devait être hébergé. Escorté d’un caporal, il suivit tout un labyrinthe de couloirs plombés de chaleur, monta à la partie réservée aux rares invités, une large pièce équipée d’un ventilateur plafonnier, plongée dans la pénombre par des volets censés protéger de la chaleur qui, même à cette heure, la pluie étant déjà oubliée, demeurait moite, poisseuse.

— Philippe de Lacroix-Gibet serait heureux de vous avoir à dîner. Ce sera à vingt heures.

C’était un ordre. D’ailleurs le caporal n’attendit pas la réponse et laissa Étienne qui, sitôt seul, se déshabilla, actionna la pompe manuelle et se doucha à l’eau tiède. Après quoi, rompu de fatigue, il s’allongea nu sur le lit qui se creusait en son milieu et sombra dans une sieste de fin d’après-midi dont ne le sortit que le roulement sourd de la pluie sur le toit, au-dessus de sa chambrée.



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