Le crocodile devenu le sac à main de Karl Lagerfeld by Marie-Noëlle Demay
Auteur:Marie-Noëlle Demay
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Flammarion
Publié: 2018-07-14T16:00:00+00:00
Dans la salle, le silence s'est fait dans la seconde où a retenti la musique du défilé.
Freja, l'un des modèles préférés de Karl, s'élance la première sur le podium comme on scrute l'horizon sur le pont d'un bateau : tête haute, regard vrillé loin devant elle. Sous ses pas décidés, le gravier crisse à peine. Elle a l'honneur de porter le look numéro 1, traditionnellement, celui qui donne le ton de la collection, son thème, son esprit et sa quintessence. Il faut séduire au premier coup d'œil, un peu comme un rendez-vous d'amour où tout se joue avant la première parole. Des milliers d'yeux blasés vont regarder, détailler, scruter, ressentir, analyser, décrypter, jauger cette première silhouette. Les trente-quatre autres modèles qui suivront seront une succession de chapitres chargés de raconter l'histoire voulue par Karl. Et Freja en est la première page, ces lignes cruciales qui plantent un décor, campent une intrigue et brossent une atmosphère.
Le producteur vérifie sur son écran de contrôle le rythme des filles et les lance, une à une, toutes les six secondes, comme on le ferait d'un ballon vers le ciel. La main sur l'épaule, il les pousse littéralement hors du backstage, vers la lumière électrique qui donne à la salle une aura de zénith. Elles se suivent, se croisent, s'arrêtent pile dans l'axe des « photos call », deux immenses murs où sont entassés photographes et cameramen. On ne voit plus rien d'humain dans cet enchevêtrement d'objectifs. Les focales agglutinées les unes par-dessus les autres sont comme les innombrables facettes de l'œil d'une mouche. Ils louchent tous dans la même direction, vers la chair fraîche, juste devant eux, qui s'offre l'espace d'une ou deux secondes, juste le temps de les narguer et de pivoter, laissant place à la proie suivante. La musique est à peine assez puissante pour couvrir le cliquetis métallique qui se multiplie à l'infini. C'est le bruit d'une balle tirée d'un fusil, celui que j'ai perçu juste avant de m'écrouler, presque le même son, froid et coupant. Mais les filles ne tombent pas, elles paraissent même rechercher la charge. Tout va très vite. Apparaissent Kaia – la jeune et prometteuse fille de Cindy Crawford –, Gemma, Lara, Luna, Anna ou Maria Carla qui, tout à l'heure, faisait rire Karl en backstage en racontant des bêtises avec un accent rauque de nonne italienne qui aurait trop lu Casanova…
De grandes top-modèles qui savent marcher sur un podium, hanches basculées en avant, menton levé, regard impérial et lointain. De vraies pros qui doivent partager le show avec les petites nouvelles, plus fraîches, moins expérimentées, celles qui, dès demain, comme Tsega-Liz, seront présentées comme les nouveaux visages qui comptent. À peine le temps de se faire un prénom et elles aussi seront guettées par la date de péremption. En mode comme en primeurs, le mannequin se consomme de saison.
Tsega-Liz, elle, a défilé comme une reine. Concentrée à l'extrême, elle a fait le vide dans sa tête pour ne penser qu'à cela : marcher avec l'horizon, se
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