Le Central by Gerber

Auteur:Gerber
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Fayard
Publié: 2012-04-14T16:00:00+00:00

Quatorze heures dix. Une fois de plus, Serge Castillon, au téléphone, tourne le dos à la salle et cherche à se faire le plus transparent possible au regard du barman. Il étouffe sa voix autant qu’il peut dans une ambiance sonore hélas de moins en moins propice aux chuchotements. Il s’en veut pour cela, mais il a de plus en plus de mal à se dominer. Il sent que ses nerfs lâcheront, pour peu que la comédie se prolonge. Si bien que Victor, malgré ses lunettes roses, malgré la besogne qui l’accapare, finit par s’inquiéter. Ce qui lui a mis la puce à l’oreille, c’est que les jointures des phalanges qui agrippent le combiné sont aussi blanches, chez le gérant, que sa nuque est rouge. Comme souvent les gens qui nagent dans la félicité, Victor est vite démonté par les soucis d’autrui. Ne sachant trop comment réagir, à son tour il se détourne de Serge, autant que le lui permettent les nécessités du service. Au moins, que le patron n’ait pas l’impression qu’on l’espionne… Il vénère cet homme. Pour lui, Castillon est l’archétype du « type bien », en même temps qu’un professionnel de haut vol dont chaque geste, en salle comme derrière un comptoir, s’apparente à une figure de style et pourrait servir à illustrer un manuel. Il incarne le perfectionnisme sans raideur, le classicisme sans poussière, la compétence sans ostentation. En un mot : l’équilibre. C’est la première fois que Victor surprend chez lui une attitude qui évoque la perte de sang-froid. Serge ne se laisse jamais déborder par ses émotions. Une grande partie de son autorité, sur le personnel comme sur les clients, vient justement de ce qu’aucune situation ne le prend au dépourvu. Certes, il n’a pas le rire facile, mais la colère non plus et la confusion encore moins. Il est né pour commander, aplanir les difficultés, résoudre les casse-tête. Serge Castillon est un roc. Si des forces négatives viennent à l’ébranler, le monde risque de chavirer.

Francis Querlier est très en retard. Cela n’est pas du tout dans ses habitudes. Il ressent un tel bien-être au milieu de ses partisans, il éprouve une telle impatience à rejoindre des êtres aussi flamboyants, chacun dans son genre, que Mondorini et Bertheaux, il est si excité, enfin, à l’idée de revoir son vieux Berloquin, les samedis où celui-ci s’est annoncé, qu’il déserterait la table au milieu du dîner familial, plutôt que de perdre une seule minute du plaisir qui l’attend au café. Privée du psychologue, invité à une noce, la tribu se perd en conjectures sur les motifs de son absence. « Frank » y fait figure de catalyseur. Ce n’est pas qu’il donne lui-même le signal des réjouissances – au contraire, si quelque désagrément l’importune, il lui arrive d’être long à s’échauffer –, mais, sans lui, la mèche a du mal à s’embraser. Même s’il n’intervient pas dans les premières scènes, il faut qu’il soit là pour que le rideau se lève.

Madeleine elle-même s’impatiente. Elle respire toujours

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