Le Carnaval du quotidien by Carol Shields

Le Carnaval du quotidien by Carol Shields

Auteur:Carol Shields [Shields, Carol]
La langue: fra
Format: epub
ISBN: 978-2-7603-0815-2
Éditeur: Les Presses de l'Université d'Ottawa
Publié: 2014-11-15T00:00:00+00:00


Reportage

Depuis la découverte d’un amphithéâtre romain dans le sud-est du Manitoba, l’économie de cette microrégion était devenue méconnaissable. Les légendaires fermes de blé qui jadis portaient avec fierté leur vieux nom de famille déclarèrent faillite de bon gré et leurs propriétaires les virent volontiers partir en fumée. Les champs plats et dorés qui auparavant produisaient quarante boisseaux l’acre étaient maintenant consacrés au tourisme.

La vieille ferme Orchard, à la sortie de l’autoroute 12, incarnait à merveille cette métamorphose. Un mercredi, je rendis visite à M. Orchard dans la maison ensoleillée de style ranch qu’il habitait en compagnie de ses deux cockers anglais, Beauty et Trude, l’une à moitié aveugle et l’autre, dure d’oreille. Ses planchers en bois de sapin reluisaient de cire au citron. La maison était parée de vases en céramique garnis de bouquets floraux et les murs étaient tapissés de tableaux-collages confectionnés par son ex-femme, Mavis, qui serait en partie responsable de la découverte des ruines romaines et des fouilles. Je demandai à M. Orchard de me raconter l’histoire.

— Il y a longtemps de cela, dit-il d’un air penseur en servant deux tasses de thé indien bien fort, je me suis rendu compte qu’une grande partie du sol s’affaissait légèrement du côté ouest des terres familiales. Le creux formait un grand cercle, comme une énorme soucoupe d’environ quatre-vingt-dix mètres de diamètre. Il n’était pas visible à l’œil nu, mais on le ressentait physiquement. Quand j’étais gamin et que je passais en tracteur à cet endroit, j’étais capable d’anticiper une petite inclinaison du terrain, puis de la percevoir et un peu plus loin, de sentir une remontée graduelle de celui-ci jusqu’à ce que le niveau soit rétabli. On avait baptisé cette anomalie géologique le Bassin de Billy, mais je ne me souviens plus trop pourquoi. Un de mes oncles maternels du nom de Billy avait exploité une ferme dans les environs, avant la Grande Guerre. C’était un barbu aux yeux rieurs qui, selon la légende familiale, était assez érudit ; il aimait veiller tard dans la nuit pour lire à la lueur d’une lampe tout ce qui lui tombait sous la main : des livres, des journaux, des catalogues publicitaires… Il en savait vraisemblablement long sur les civilisations grecques et romaines, mais il ne s’est certainement jamais douté que les vestiges de l’Antiquité étaient si répandus qu’ils se tapissaient sous nos propres champs fertiles, ici même au Manitoba, et que son arrière-petit-fils – c’est-à-dire moi-même – gagnerait sa croûte non pas en cultivant le blé, mais en animant des visites guidées et en vendant des cartes postales. Impossible de deviner si l’oncle Bill se serait réjoui ou indigné de ce dénouement inattendu, mais j’aime croire qu’il n’était pas le genre d’homme à cracher sur un coup de fortune.

Beauty, une des chiennes de M. Orchard, se mit à se frotter voluptueusement sur la jambe de son maître. « Et il va sans dire, ajouta-t-il, qu’une fois la découverte faite, il est impossible de l’enterrer. »

Mavis Orchard (née Gulching) et M. Orchard s’étaient séparés à l’amiable il y avait de cela six mois.



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