Le bal des ombres by Joseph O'connor

Le bal des ombres by Joseph O'connor

Auteur:Joseph O'connor [O'connor, Joseph]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Éditions Rivages
Publié: 2020-01-15T05:00:00+00:00


Autre difficulté, bien que j’exècre l’idée même de le formuler, c’est l’Antarctique de temps que j’ai gaspillé à écrire. Les quelques shillings que j’ai ainsi gagnés au fil des années ne suffiraient pas à payer ma pierre tombale, et m’ont en vérité coûté très cher, non seulement sur le plan familial – où mes absences ont fait beaucoup de mal – et à d’autres niveaux plus personnels. Quand on est jeune, on n’imagine pas que le temps soit une monnaie. Plus tard, on s’aperçoit qu’on n’a plus grand-chose sur son compte.

Je regrette amèrement d’avoir jamais posé les yeux sur un livre, et plus encore d’avoir permis à cet affreux succube, l’ambition, d’avoir affûté ma plume.

Comme j’admire votre art, qui est si pur, si net, si mâle. Vous écrivez aux quatre vents, hermétique à tout espoir, et plus encore à son jumeau, le désespoir. Cette certitude adamantine et ce refus de s’encombrer avec de telles inepties me rappellent Chaucer, qui devait croire, s’il y songea, que jamais il n’aurait de lecteur, et qui néanmoins persista. Mais ces derniers temps, mon propre pèlerinage semble me mener par des routes incertaines, sans que j’aperçoive au bout la moindre trace de Canterbury.

On se construit sa forteresse du mieux que l’on peut, avec des murs si épais qu’aucun canon ne puisse les transpercer, pourtant la plus minuscule des meurtrières peut laisser passer une balle. Et où se trouve-t-elle, celle qui nous préservera de la piqûre de l’envie ? Ce livre, cette pièce, ce recueil de nouvelles – œuvres qui en toute franchise me paraissent médiocres, ou bien dépourvues d’ambition, même si la main sur le cœur je jure ne vouloir aucun mal à leurs auteurs –, font un malheur à Londres et à travers le monde. Pendant ce temps, nos propres efforts ne suffisent pas à ranimer une chandelle à deux sous. J’ai l’impression de m’être ouvert les veines pour découvrir qu’il n’y coule que la lie des égouts. Peut-être devrais-je installer de l’ail à mes fenêtres.

Il n’est rien de plus méprisable que la jalousie chez un homme en bonne santé qui a de quoi se nourrir et un lit où dormir, hélas, cela peut être compulsif, se propager à la manière d’un cancer. Je ne peux même plus lire les pages littéraires des journaux, ni même regarder mes étagères de livres. Quant au théâtre, naguère mon îlot de consolation, il s’est transformé en donjon, car ces jours-ci, si je n’y travaillais pas, je ne pourrais plus pénétrer dans un théâtre ; chaque pièce que je commence à écrire me semble d’une inanité mortifiante et tombe en cendre avant le premier monologue. Vous aviez raison lorsque vous m’avez gentiment admonesté au cours de cette promenade à Brooklyn, votre bras fraternel, paternel, passé autour du mien. Si souvent je me suis remémoré votre sage visage tourné vers moi et vos yeux pétillants, où brillait l’expérience, lorsque vous m’avez dit que le théâtre était le lieu de l’illusion, comme le palais des glaces ; cela divertit les petits enfants, pas les hommes.



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