l'aventure impersonnelle by Marcel Béalu

l'aventure impersonnelle by Marcel Béalu

Auteur:Marcel Béalu
La langue: eng
Format: mobi
Publié: 0101-01-01T00:00:00+00:00


*

Le conducteur a retiré sa casquette à oripeaux et je m'aperçois que son visage est tanné et ridé comme celui d'un vieux paysan. Sans attendre mon ordre, d'un brusque coup de volant dégageant sa roue arrière, il dévale de quelques mètres la pente avant de repartir, le capot devant, sans même avoir remis en marche le moteur. Nous descendons silencieusement mais avec rapidité jusqu'au terrain plat du boulevard. Là, embrayant dans un cri de ferraille, en virant sur l'aile, il s'élance vers un autre quartier.

Quelle est à présent cette avenue tranquille? J'en reconnais le large trottoir bordé de platanes aux mille boules suspendues. Quel est cet immeuble dont le style «moderne» date d'un quart de siècle, du temps que j'avais vingt ans? Arrête-toi ici, taxi du passé, arrête-toi que j'entre vite par cette porte étroite et monte les étages jusqu'au studio meublé du cinquième. Ai-je frappé ou le bruit de mes pas a-t-il suffi pour que la voix, à travers la porte, la voix anxieuse réponde: Entrez!

Une femme d'une cinquantaine d'années est étendue sur le lit bas, mais ce n'est pas cette inconnue que je vois d'abord. Ce sont les deux chaises, le guéridon de faux acajou et les tentures des fenêtres, bleu clair jadis, devenues de ce gris argenté qu'ont les ailes des insectes morts. C'est, au mur, le sous-verre intact (si je le soulevais, je reconnaîtrais dessous la couleur primitive du papier) et dans un coin les vêtements suspendus sous la cretonne de l'étagère. Rien n'a changé, mais tout a revêtu cette pâleur des ciels élavés de l'hiver, et mon cœur se serre en retrouvant ce décor, tandis que la voix, comme élavée elle aussi par le temps, murmure :

— Tu vois, rien n'a changé depuis ton départ…

Depuis mon départ? Est-ce possible! Et cette vieille femme serait… Mais oui, c'est elle! Et j'ai tout à coup envie de me jeter au pied du lit, à genoux, pour y retrouver quelque parfum enfui et m'anéantir à jamais au sein de ces choses dont les couleurs peu à peu me semblent renaître. S'arrêter, attendre ici la mort serait doux, choyé par cette amie vieillie, dans cette chambre où je réapprendrais jour après jour les gestes d'autrefois. Que pourrait m'apporter la vie de meilleur que cette souveraineté sur un seul être, même déchu? Ainsi s'égarent mes pensées tandis que la voix de pitoyable tendresse se durcit et que resurgissent les anciens reproches, déjà les injures. Tu n'es plus ici chez toi si jamais tu le fus! Cette femme à la bouche écumante, toute sa haine retrouvée, si ses regards amoureusement t'implorent, furieux ses cris te chassent :

— Je suis déjà morte! Veux-tu me tuer deux fois ?… Va-t'en !

Mais ses doigts se crispent à mes bras pour me retenir. Il me faut de toute mon énergie en secouer l'étreinte, pour fuir, à nouveau fuir.

— Fidèle taxi, conduis-moi hors de cette ville!

Que de rues sans fin! Rues aux trottoirs pleins de femmes dont chacune conserve un reste de beauté qu'une expression furtive révèle.



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